Duel manqué Ouffet

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Ces faits authentiques se déroulent en 1682, narrés par Charles de Seny et Pierre Philippart de Foy

A la lisière des pentes qui déferlent vers l'Ardenne, le Condroz déploie encore quelques dernières ondes fertiles au sud d'Ouffet. Porté par cette houle immuable l'horizon rythmé de boqueteaux est ponctué de faîtes et de tourelles, les trois censes fortes de Petit Ouffet, Xhenceval et Himbe.

Voilà de bien belles bâtisses câlinement adossées au midi des crêtes de ce paysage de bonheur, calme et confiant.

Jadis, maisons de soldats, elles ne résonnent plus guère que du pas lourd des animaux de trait, du glissement des socs, du grincement des herses ou du roulement sourd des "clitchets" (tombereaux). L'explication, la voici :

La création de milices permanentes par un pouvoir de plus en plus centralisateur a relégué au rang de hobereau (propriétaire terrien de petite noblesse) le noble qui avait reçu des terres pour subvenir à l'entretien de ses armes et harnachements. La tendance se manifeste dès le XVe siècle. Laissant au censier et à sa domesticité les tâches de la ferme, !es maîtres, souvent investis de la justice locale, gèrent, chassent, pèchent. Si leur cadets tentent encore souvent la fortune des armes, les aînés, en quête de belles alliances, assurent la pérennité des domaines.

C'est ainsi qu'issus d'un même lignage, celui des Generet , Anne de Xhenceval et Henry de Seny s'unirent au début du XVIIe siècle pour s'installer dans l'ample et sereine demeure de Xhenceval.

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En cela, ils ont suivi de quelques années l'établissement à la cense de Petit Ouffet, depuis peu disparue, du seigneur de Rahier, un ardennais de haut parage mais de petite fortune, surtout si on le compare à ses lointains cousins, tant de Villers aux Tours que de Bodeux. Il avait épousé une Soheit issue d'une riche et ancienne famille ouffetoise ... la cense était dans la corbeille de mariage.

Nous passerons sous si­lence Himbe, la sinistre, retournée aux Soheit depuis l'assassinat, en 1614, de Claude de Hey, un allié des Rahier et des Seny dont une croix, d'excellente facture d'ailleurs, perpétue le souvenir plantée qu'elle est dans le Tô depuis plus de 350 ans.

On pourrait croire la cense de Petit Ouffet endormie tant le jour est faible. Il n'est que trois heures de l'après diner.

Entré d'un pas mal assuré, Jean Raes reste adossé au mur, à droite de la lourde porte béante qu'il vient de franchir. Essouflé, haletant, il a l'œil hagard. A sa suite quelques feuilles mortes tourbillonnent sur la "pavée". Son regard aviné s'hébète à contempler tantôt sa femme tremblante de peur, tantôt la lourde stature qui masque la croisée. Il avait immédiatement identifié son maître Emmanuel de Rahier qui lui rendait visite selon sa coutume. Un long silence s'installe souligné par une bourrasque de novembre, les quelques feuilles sont soufflées dans un crissement dérisoire.

Contre toute habitude, Raes ne prend pas la peine de traiter sa femme de "bougresse" et de "carongne", il s'attaque directement et subitement au seigneur de Rahier, crie haut, jure, peste, invective, injurie. Etranger à l'impertinence de ce ton élevé, Emmanuel de Rahier, sans répondre, menace le censier de son "baston" nou­eux. Jean Raes n'entend pas se laisser rouer de coups. Prenant appui de ses grosses pattes velues sur la longue table de chêne il en fait lentement le tour mettant ainsi un obstacle entre lui et son maitre qu'il insulte de plus belle. Soudain, à hauteur de la cheminée Raes fait volte-face, saisi sa carabine pendue au mur, met Rahier en joue, tire. Le coup éclate dans un fracas épouvantable, une dragée de plombs ricoche sur le mur pour atteindre la cuisse de l'épouse du censier qui s'abat dans son sang au milieu de grand cris de douleur. Emmanuel n'avait eu que le temps de plonger sous la table et, dans un brusque réflexe, de dégainer le pistolet de sa ceinture, qu'il décharge tout aussitôt sur le censier ivre.

Le calme qui suit, à la limite du supportable, prend l'allure d'un siècle. Il est interrompu par un grand bruit de ferraille, le fusil de Jean Raes dégringole sur le dallage noir devant la cheminée. Un jet de poudre atteint la braise, s'enflamme, lance mille feux dans un crépitement insolite. Tel un roulement mou, le grand corps du censier vient s'affaler aux côtés de son épouse effarée.

A Xhenceval tout est calme. L'abbé Théodore de Seny devise avec son père Henry pendant que Wathieu, son jeune frère tout juste âgé de 19 ans, retourne les braises de l'âtre pour relancer la flamme. Comme la cloche du château invite au souper il se fait un grand remue ménage dans la cour. Deux ou trois chevaux fran­chissent la poterne, les cavaliers mettent pied à terre et se pré­cipitent vers le perron en hélant : << Monsieur le Bailly, monsieur le Bailly, venez vite on a assassiné Jean Raes >>.

Sans poser de question Henry de Seny enfile son surtout de cuir, prie Théodore de l'accompagner et se met à la disposition des messagers.

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Wathieu n'a pas été convié, bien contre son gré il rentre à la maison pour dîner, il annoncera deux couverts vides. D'un grand coup de pied il envoie un caillou dans un chaudron abandonné, on ne sait trop pourquoi, devant l'étable. Un corbeau effrayé par le bruit se jette de la girouette où il avait pris appui, il plane vers l'orée du bois pour se perdre dans la nuit tombante.

A table Wathieu est intarissable, il est persuadé que le coupa­ble est cet Emmanuel de Rahier qui entamerait ainsi une belle carrière d'assassin, tout comme son feu père. Il invite chacun à se souvenir de celui-ci, Gérard de Rahier qui avait tué sous un pré­texte futile le pauvre Raskin de Soheit, paix à son âme. Sa mère a beau l'inciter au calme, Wathieu redouble d'ardeur. N'était-ce pas ce même Gérard de Rahier qui, en tant que noble, prétendait ne pas se déplacer pour témoigner en justice, << C'est bon pour les paysans >> qu'il disait. Mais pour qui se prenait-il, je vous le demande ? Emmanuel, c'est le même, qu'a-t-il de plus que nous les Seny, pour se croire tout permis même d'assassiner les gens. Voilà sur quel ton s'est achevé le repas.

On allait remplir les bassinoires de tisons lorsque Henry et Théodore, ren­trant du constat, font irruption dans la cuisine. Henry s'assied sur un banc et, pendant que la servante lui délace les bot­tes, il relate les événements. Son récit s'interrompt à chaque lam­pée d'un potage fumant dont il s'est servi une grande bolée avant de s'installer. Comme il détaille les témoignages glanés, Wathieu, véritablement suspendu à ses lèvres, semble satisfait du malheur d'Emmanuel. Ceci surprend Henry qui désapprouve le sentiment affiché de son jeune fils. Théodore lui même intervient, mais le fougueux Wathieu ne démord pas de son impression.

Le procès d'Emmanuel de Rahier sera long. Théodore de Seny, son contemporain, témoignera en sa faveur.

Wathieu de Seny, n'a-t-il pas trouvé assez d'occupation à Xhen­ceval ? Il s'engage dans le régiment de chasseurs du baron de Linden, gouverneur du marquisat de Franchimont. Son caractère emporté lui joue des tours et lui apporte bien des inimitiés. Cela ne l'em­pêchera toutefois pas de devenir échevin puis lieutenant mayeur d'Ouffet. Entretemps, il a épousé, imaginons la belle et sémillante, Marie de l'Estoille et en 1670. Treize ans après la mort de Jean Raes, il relève la seigneurie de Xhenceval, cela veut dire qu'il signale au suzerain que dorénavant c'est lui qui en percevra les revenus. Son père a en effet 80 ans et, en dehors de Théodore, il ne doit plus avoir aucun de ses quatre frères en vie.

S'il est vrai qu'à Ouffet la vie a repris doucement son cours normal après l'affaire Jean Raes, il faut malgré tout remarquer que les relations entre Xhenceval et Petit Ouffet ne vont pas en s'amé­liorant. Comme tout homme bien apparenté, Emmanuel de Rahier est un homme respecté, il est un homme honoré... à qui la faute ?

L'état de fortune de Wathieu de Seny ne lui permet pas de mener bien grand train. Hélas il en prend ombrage et le propriétaire de Xhenceval qui jalouse son voisin avec ou sans raisons ne manque aucune occasion de s'opposer à Emmanuel de Rahier. Ce n'est pas que sa nature soit vraiment mauvaise, mais son tempérament passionné lui ôte tout sens de la mesure. Quand il ne menace pas de battre les vaches d'Emmanuel, il cherche querelle à celui-ci au sujet des pâturages. Cela se termine souvent par des déclarations outrancières, semblables à celle qui fut rapportée lors d'un procès :

<< Je ne te fais pas tort, déclare Rahier, tes bêtes mangent plus que les miennes >>. << Tu as menti >> explose Seny.

Deux ans après le décès du censier Raes un petit procès va opposer les Seny aux Rahier pour des dégâts que ceux-ci auraient occa­sionnés au tronc d'un "chaine".

Ces relations de voisinage discourtoises n'auraient certainement pas eu de conséquences fâcheuses sans l'entêtement de Wathieu de Seny. Ne s'est-il pas mis en tête, à défaut de confondre son rival, de l'amoindrir par des propos diffamatoires. Dépité par l'aisance de son voisin, la rage au cœur, Seny serine à qui veut l'entendre que Rahier n'est pas plus noble que lui. Affirmation sans plus de·lendemain que d'effet. Aussi Wathieu devient-il plus agressif. Un jour qu'il est à la cure avec plusieurs personnes, emporté encore plus qu'à l'ordinaire, il déclare tout à trac à l'abbé Rutten : << C'est toi, curé, qui anoblit Rahier en l'élevant si haut dans tes propos. Emmanuel n'est pas plus gentilhomme que moi. D'ailleurs le baron de Villers aux Tours, un vrai Rahier celui-là, ne le reconnaît pas·pour son parent. J'ai d'ailleurs des papiers dans ma poche à fourrer sous le nez d'Emmanuel qui lui feraient bien rougir la trogne ! Non, messieurs, il ne descend pas des Rahier >>.

Pauvre Watthieu, il est allé un peu loin. La mesure étant à son comble, Emmanuel de Rahier assigne Wathieu de Seny en réparation. La cause paraît entendue et le procureur Gaen ne lésine pas. Les témoins défilent, il ne s'en trouve pas un qui soit favorable à Seny, les déclarations concordent, la condamnation est inéluctable.

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Plus, l'esprit de clan règne à la cour, il va jouer en défaveur de notre héros... la sentence sera annoncée au public par la voie d'affiche.

Le seigneur d'Aisomont, conseiller à la cour de justice de Stavelot relate les menaces proférées par de Seny suit à l'"imprimé". Wathieu lui a déclaré préférer mourir que de faire la réparation exigée par le tribunal. Il se vengera des Rahier qui ne sont que deux lâches. Le fameux "imprimé" s'étant trouvé dans les mains d'un malheureux habitant d'Anthisnes, celui-ci, face à Seny, n'a du le salut qu'à la rapidité de ses deux jambes.

Pour retarder, sinon éviter la sentence, Wathieu fait lanterner la procédure, il interjette appel.

En être réduit à ne plus pouvoir se défendre soi-même, recourir à la justice et jeter ainsi ses querelles en pâture à qui le souhaite, quelle mesquinerie écœurante. Toutes les bornes étant transgressées, l'amertume de Wathieu est indicible. On a beau chercher, la blessure est tellement profonde, qu'il ne trouve pas d'alternative au seul remède désormais possible : le duel. Mais comment provoquer le lourd, le sage Emmanuel ? Il est vrai que celui-ci pressent le funeste projet de son adversaire dont il connaît la force, la vivacité, la détermination. Rahier contourne adroitement toute occasion de conflit au grand dépit, si cela est encore possible, du bouillant, du fougueux mais du loyal Seny.

En ce début d'août 1682, à la lisière de la haute futaie de Himbe, Emmanuel, à cheval, vient de rejoindre son fils Gérard qui s'en retourne à pied d'une tournée dans les troupeaux. Tout en devisant ils cheminent vers Petit Ouffet. Au champs voisin les grillons crépitent et fuient les moissonneurs dont les larges mouvements de faux alignent les andains que les filles redressent pour les lier en gerbes et les disposer en diseaux avec de grands « Han » pour frapper la botte sur le sol et dresser les épis. Wathieu de Seny y suppute le rendement quant il aperçoit les promeneurs : d'un coup sa fureur lui noue la gorge, il bondit à son cheval, tire le fusil de l'arçon et le brandit par le canon en criant à Rahier : << Tire, tire, si tu me manques moi je ne te raterai pas >> ! << Nous ne sommes pas armés >>, lance Gérard. << Allez chercher vos armes >>, hurle Seny en jurant, << Car il faut me mettre en fortune, je ne commencerai pas le premier mais je vous tuerai tous les deux >>... << Holà >> s'écrie Jean Pallenge qui passe par là, << Voilà une bien laide opinion >>... << Non, non, il ira comme ça >>. Wathieu tourne les talons pour rejoindre ses valets.

Un soir que Barbe du Vivier venait rechercher les parcs de Rahier, son maître, qui pâturaient chez de Seny, Wathieu interpelle la belle fille : << Dis à ton maître de se tenir sur ses gardes, un pied sur mes terres et je tire, qu'il sache que je suis aux aguets >> ! Quelques jours plus tard, la croisant sur le chemin de Himbe alors qu'elle allait donner à manger aux demoiselles de monsieur de Rahier qui demeurent à présent à Durbuy, il lui demande si elle a transmis le message à Rahier. Barbe avoue ne l'avoir fait et Wathieu lui renouvelle ses menaces. Le lendemain Louis Ostende, un autre domestique de Rahier, passe une jachère de Seny, celui­-ci le pointe ni plus ni moins de son fusil.

Nous le savons, Wathieu est toujours prompt à jurer, à crier ou à se quereller, mais aujourd'hui il n'est plus cordial comme jadis, il n'a plus la moindre complaisance pour quiconque, il n'est plus qu'agressivité, il ne parle plus que de vengeance. Je ne serais pas surpris d'apprendre une menace d'ulcère à l'estomac. Ce n'est pas une vie.

C'est le 10 septembre que le drame menace d'éclater. Nous som­mes jeudi et Louis Ostende conduit une charrette vide. Il va char­ger du grain pour Emmanuel qui le précède de quelques vingt pas, le fusil en bandoulière. A l'instant où il aborde le "Thier du Nemblon", le chariot passe sur une trixhe appartenant à Wathieu qui est là, guettant l'incident. Il jure , peste et pointe son fusil. Très calme Emmanuel lui dit : « Tu passes bien tous les jours sur mes terres et je ne te dis rien >>... « Eh bien moi, sacrebleu, je ne veux pas que tu passes sur les miennes »... << Puisque tu ne peux souffrir mes passages sur ton bien, nous n'y passerons plus >>, dit Rahier, en se tournant vers Ostende : « a waude (attention) Louis quand le chariot sera chargé vous prendrez un autre chemim >>. La fadeur de cette passivité toute bourgeoise écorche le caractère exaspéré de Wathicu. Il prend son arme et en présente l'embouchure vers Rahier. Dans une nouvelle bordée de jurons Il crie : « Je suis prêt... paaf (exhortation de défi du jouteur)... allons, je suis pressé ». « Commence si tu veux » dit Rahier tenant vers le bas le canon de son fusil toujours en bandoulière. Sur ces mots il se retire et monte dans le chariot. « Par les cornes du diable, vas, vas, tu ne porteras plus guère tes chausses, ni toi ni ton fils » conclut notre Wathieu.

Le dimanche suivant Wathieu de Seny doit se rendre à Ouffet chez Henry d'Heur qui demeure tout à côté de l'église. Comme la matinée est belle il se rait accompagner du petit Guillaume Hollants, le fils âgé de 13 ans de son ami en séjour à Xhenceval. Partis de bonne heure ils contournent la ferme de Petit Ouffet pour emprunter le chemin de l'église. Même devant son jeune compagnon, Wathieu ne peut s'empêcher, à hauteur de cette mai­son, d'invectiver les murs de son langage fleuri. Il menace même du poing. Guillaume insouciant des préoccupations de son grand ami gambade dans les prés quand il constate qu'ils sont suivis. Il en avise Wathieu. Un regard à la dérobade montre à ce dernier la lourde stature d'Emmanuel marchant avec Gérard et son fils cadet. Une cinquantaine de mètres sépare les Rahier des Seny. Personne ne va prêter attention à personne ... Quel cours suit les réflexions de chacun ? Dieu seul pourrait nous le dire. Quelle coïncidence a mis les antagonistes sur le même chemin ? li se fait que le sieur Wéry, mayeur de Warzée, avait envoyé Marguerite de Noiseux à Louis Ostende et à Catherine d'Agive pour mander Rahier, leur maître, à la basse messe au sortir de la­ quelle il aura à l'entretenir d'affaires les concernant. Message reçu, Emmanuel endosse sa broigne et s'apprête à quitter la maison. Lorsque Gérard voit son père en partance armé de sa seule canne et accompagné de son jeune frère, il le prie : << Attendez, père, je m'en irai avec vous >>. Armé de son lourd fusil, il leur emboîte le pas. Sans aucun doute, ont-ils été surpris de trouver Wathieu de Seny devant eux. Si l'on ajoute à leurs dernières rencontres pour le moins contrariantes, toutes les menaces et provocations de Wathieu on peut imaginer le malaise des trois Rahier.

Cela a pu durer dix à douze minutes avant que Wathieu et Guillaume ne traversent le passage de "Baxhecoup", sorte de chemin bourbeux perpendiculaire au chemin de l'église qui subsiste encore de nos jours. L'endroit est malaisé, le temps mis à l'enjamber réduit l'espace qui sépare les deux groupes. De l'autre côté de " Baxhecoup" Wathieu et son petit ami longent le bourbier tout en suivant la haie du jardin Parfondruy pour rejoindre la "piedsente" qui conduit chez Henry d'Heur. Pendant ce temps Em­manuel traverse le passage de "Baxhecoup" et s'engage sur le gazon entre deux "pasais" (venelle) pour aller à l'église. Son cadet con­tourne l'obstacle. Gérard aborde le bourbier à son tour il se surprend à regarder Seny qui à 15 pas de là quitte "Baxhecoup" pour emprunter la fameuse "piedsente". Gérard hèle Seny : <<Veux-tu main­tenir les paroles que tu as dites sur le "Thier de Nemblon" >> ? Wathieu qui est devant le jardin de Gilles le Maire, fut-il surpris d'être apostrophé par Gérard et non par Emmanuel, sans doute. << Ce que j'ai dit, je le dis encore >> crie-t-il en se retournant. Gérard tient Wathieu en joue. Emmanuel trop éloigné ne peut rien faire. "Paaf" hurle Seny en épaulant à son tour. Un coup assour­dissant éclate pour se répercuter sur la colline de Xhenceval. << Holà, le traître >> lance Emmanuel. Suivant un réflexe de bon chrétien, à moins qu'il ne veuille protéger son fils, il se précipite vers la longue stature vacillante du pauvre Wathieu qui s'affaisse.

Dans la terreur, le cadet de Rahier avait fait irruption chez le curé pour prévenir Haghen que "Seny est renversé". La nouvelle va bon train et les hommes de la justice sont bientôt sur les lieux. On décharge le fusil de Wathieu de ses grosses dragées ce qui fait, chacun le sait, plus de rage qu'une charge de balles quand le coup se donne de près et assure de mieux atteindre l'objectif quand le coup se donne de loin. Wathieu a dans sa poche un pistolet tout aussi lourdement chargé ; rien de bien extraordinaire puisqu'il était toujours armé.

La justice allait quitter la petite "Preye" quand François Dusart requis par le lieutenant bailly afin de "faire visitation de serurgieil" (chirurgien) du corps "morte" reconnaît quatre impacts de balles, deux au dessus de la mamelle dont une a pénétré le poumon, une autre le cœur. Une troisième balle a pénétré le foie.

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La bonne Catherine d'Agive, consternée, ne sait à quel saint se vouer. Emmanuel et Gérard revenus d'Ouffet l'avaient envoyée quérir le cheval de selle que le valet faisait pâturer avec les chevaux de labours... elle n'a pas le temps de revenir que Gérard a fait seller et, avec un fracas hors de l'ordinaire, file au grand galop dans une gerbe d'étincelles.

Dans la maison elle retrouve le maître effondré qui lui confie son regret : << Tous les diables sont dans la maison et je voudrais avoir les poings et les pieds coupés que cela ne fut arrivé >>. Que s'est-il donc passé ? Eustache de Vien et Marie, la femme de Thiry de Xhenceval, ont croisé les deux Rahier à leur retour sans rien remarquer d'anormal. Mais la nouvelle viendra bien vite et, personne n'ayant assisté à l'événement en dehors d'Emmanuel, de son fils cadet et du petit Hollans, chacun sera forcé de prendre parti. A tort, la tradition populaire attribue, aujourd'hui encore, à l'assa­ssinat de Seny l'établissement des Rahier à Villers aux Tours. Nous avons vu qu'il n'en semble rien malgré la concordance des dates avec la construction en 1682 du château Rahier à Villers aux Tours. A ce sujet la tradition veut encore que le chien de l'abbé de Seny portât le nom d'une fille d'Emmanuel.

Gérard de Rahier qui, par précaution, a mis la frontière entre lui et les faits, plaide la légitime défense.

Théodore Godefroid et Jaspar Gaty supposent que Seny peut avoir reçu le coup en se retournant "sans être en posture" et Guil­laume Hollans dépose que lorsque Seny fut tué, il ne faisait pas mine de tirer.

Duel ou meurtre ? Ce dilemme est à la base d'un interminable et médiocre procès.

L'enquête du lieutenant bailli d'Ouffet s'achève fin 1682. Au cours de 26 interrogatoires, quelques 16 témoins, tous à charge, mettent en évidence que le feu sieur Wathieu de Seny "estoit grand jureur, blasphémateur, querelleur et accoustumé d'agresser, menacer et insulter le monde". Emmanuel de Rahier ne peut admettre avoir incité Gérard au crime, les témoignages dans ce sens qu'il réfute avec emphase ne nous sont, hélas, pas parvenus.

Le 8 mars 1683 Emmanuel fait enregistrer des "considérations instructives" pour mieux juger de son innocence. C'est un long réquisitoire de trente pages et de 163 paragraphes qui, à force d'ignorer les témoignages en faveur de Seny finit par nous en révéler les plus significatifs dont : "peu importe que Guillaume Hollans dépose que lorsque Seny fut tué, il ne faisait pas mine de vouloir tirer".

La défense de Wathieu est faible et se limite à de pauvres ques­tions d'intérêt. Seule, Catherine de l'Estoille, s'insurge, une fois seulement, contre le plaidoyer d'Emmanuel et dénie "la mauvaise vie de son feu mari". Théodore de Seny, le frère de Wathieu, déclare que "le défunt nourrissait dans son lit avec toute la douceur et le secours possible son père âgé de cent et huit ans envi­ron (en fait, 92 ans soit cent moins huit ans). Argument sans poids ni conviction puisque le 29 novembre 1684, consulté par Gérard de Rahier, Jean de Fawe, pasteur de Verlée, rencontre son confrère, pasteur de Maffe, Théodore de Seny pour "venir à réconciliation". Théodore, en bon prêtre accorde son pardon à Rahier qui fait dire 300 messes pour lesquelles il verse 150 florins. Enfin, il y aura le droit de vindicte, en d'autres termes l'indemnisation que les Rahier vont devoir verser à la partie offensée : 500 florins.

De son vivant Wathieu avait cédé à son beau-frère, Henry Schepers, l'usufruit de Xhenceval. C'est ce même Henry que Cathe­rine de l'Estoille, après avoir renouvelé le bail de son censier désigne comme régisseur de ses biens. Ce sera Marie-Barbe Sche­pers, la fille de celui-là, qui relèvera la seigneurie.

Le 7 avril 1687 Catherine donne à sa nièce Catherine Roubrouck ses droits de vindicte contre Emmanuel le seigneur de Rahier et son fils.

Deux mois plus tard, le 2 juin 1687, au béguinage de Saint-Christophe à Liège, Catherine l'Estoille veuve du sieur Antoine (sic) Seny, passe de cette vie dans l'autre.

Gérard de Rahier a sans doute attendu ce décès pour, en donnant une nouvelle fois sa version des faits, demander sa grâce au Prince-Evêque de Liège. Elle lui sera accordée par Maximilien Henry de Bavière "en notre ville de Bonne" le 26 avril 1688.

Tout serait dit, sans l'obstination malséante de Gérard de Rahier à ne pas vouloir payer le droit de vindicte.

Catherine Roubrouck ayant cédé ces droits à concurrence de 200 florins à madame Tabolet, 200 florins au prélocuteur Dumont et les 100 florins restants à Anne Marie Roubrouck en un premier temps puis le tout à la veuve du prélocuteur Dumont. Celle-ci va assigner en paiement Gérard de Rahier le 20aril 1702.

Gérard réplique par une attaque en nullité tant des donations précitées que du montant de la somme qui n'a jamais été justifié puis­que Seny a été "valet et sale faire cuisinier". Ce bel argument est repris et amplifié dans la réponse qu'il adresse en 1755 à soeur Marguerite Dumont qui réclame ses droits : la victime (il en convient), était âgée (44 ans), pauvre, simple chasseur du baron de Linden, son épouse était gouvernante de monsieur de Baillonville après avoir gardé des dindons dans sa jeunesse. Son mari, en un mot "impossible", tandis que son père avait une grande quantité de petits enfants... ! Que Hendrick Schepers, beau-frère de Wathieu, ne possédait rien non plus, avait une fille frivole.

Nous ne trouvons aucune trace de la dette dans le testament de Gérard Rahier qui, conscience nette sans doute, institue le 29 août 1712 pour légataire universel son cousin germain le baron Emmanuel de Rahier de Bodeux seigneur de Hamsimont.

Une brève action en justice convaincra le baron de Rahier du bien fondé de la réclamation de sœur Marguerite Dumont, il lui verse 30 écus d'or le 22 septembre 1724.

Le procès se clôture le 26 mai 1726 : << moy soussigné, seure Marguerite Dumont déclare de ne plus rien prétendre de Monsieur le Baron de Rahier de Bodeux, ni de qui que ce soit à cause de l'occision du sieur Seny, attendu que j'ai reçu encor du dit seigneur la somme de 24 écus tant pour mes vacations que pour accomplir la somme dont on était convenu le 11e de mai 1719, par acte >>.

Deux cent et huit ans plus tard, la petite fille au 6e degré du baron de Bodeux épousait Charles de Seny cousin à la mode de Bretagne du Seigneur Wathieu.


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