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==Ma jeunesse à Ouffet==
  
'''Merci de ne pas effacer cette page'''
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'''Brouillon'''
  
==Graindorge Victor Ouffet==
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===Préface des Passeurs de Mémoire d'Ouffet===
  
Victor GRAINDORGE († 10.1971) époux de Nelly BERNARD (○ 23.09.1911 Ouffet) est originaire de Hamoir.
 
  
Nelly a une sœur, Olga (○ 18.06.1903 Ouffet), épouse de Joseph GRAINDORGE, le frère de Victor fermier à Ouffet.  
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===Préface de l'auteur===
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Ce recueil de souvenirs a été écrit pour transmettre à mes enfants et petits-enfants la mémoire de ma famille et l’histoire de ma jeunesse passée à Ouffet dans un joli village du Condroz Liégeois. Cette histoire fut merveilleuse et pleine de rebondissements mais ne fut pas exemptée de risques physiques aussi bien que moraux. Finalement, tout s’est bien terminé.
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Merci à ceux qui m’ont aimé et qui sont déjà partis de l’autre côté
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A vous tous qui avez croisé ma route, qui avez quitté la vie et qui m’avez aimé et tout particulièrement à mes parents, emportés dans le mystérieux silence de la mort, je voudrais vous adresser ces quelques mots :
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« Merci pour toutes vos vies qui ont marqué la mienne, merci pour tout ce que vous m’avez apporté de beau et de grand, merci pour tous les gestes offerts et toutes les paroles données. Merci pour vos marques d’amour à jamais inscrites dans mon cœur, merci pour la lumière de vos visages et la clarté de vos regards. Merci pour tout ce que j’ai pu lire au fond de vos yeux, merci pour les chemins parcourus ensemble, pour les longues traversées parfois rudes et fatigantes, mais que nous avons eu le bonheur de vivre ensemble. Merci pour votre travail, votre patience, votre courage, pour tous vos rires et pour vos larmes. Merci pour vos hésitations, vos peurs et vos errances pour tous les doutes et toutes les erreurs, car c’est cela qui fait le prix d’une vie ! Comme les émotions, les sensations doivent vous manquer, l’ivresse du vin, la caresse du vent, la douceur des embruns, le délicieux ennui des campagnes, les parfums de l’automne. Entendez-vous nos complaintes, captez-vous nos espoirs vivez-vous nos joies ? Pour chacun d’entre vous, votre place est irrémédiablement vide et votre absence me fait mal. Vous me manquez aujourd’hui, vous me manquerez demain. C’est un amour qui ne finira jamais. Si par bonheur un Dieu d’amour existe, peut-être m’attendez-vous sur l’autre rive. Seule, la mort me le dira ! »
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Chaque fois qu’un être humain disparaît, il emporte avec lui une partie de la mémoire de l’humanité. Sans les écrits, les dessins, les monuments, les historiens et les archéologues ne pourraient rien dire ni affirmer sur notre passé ! Nous serions incapables de porter des jugements pertinents sur tout ce qui nous entoure ! Mes parents ainsi que tous leurs frères et sœurs sont morts emportant dans leur tombe l’histoire de ma famille. Bien souvent, je leur ai demandé de transcrire sur papier l’arbre généalogique de leurs ascendants et quelques faits significatifs de leur vie afin de transmettre à la génération suivante quelques bribes et morceaux de notre vie commune. Malgré mes incessantes demandes, ils ne l’ont jamais fait, laissant derrière eux un vide béant. Je ne connais presque rien de la jeunesse de mon père et rien de plus sur celle de ma mère. C’est dommage et désolant.
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Lorsque je discutais avec mes étudiants, ils avaient bien du mal à percevoir l’écoulement inéluctable du temps. Entre six et dix ans, il est bien difficile d’imaginer sa propre vieillesse. A cet âge une journée de classe peut sembler interminable et chacun aspire à devenir plus grand. On se mesure, on se compare pour savoir qui est le plus long. Pourtant, le temps de l’enfance est très court, l’espace de quelques matins. En plus de l’inconscience de l’irréversibilité du temps et de la rapidité avec laquelle il s’écoule, la jeunesse imagine à tort que la vieillesse est un malheur ou une tare. L’énorme avantage d’avoir un certain âge ou un âge certain, c’est d’avoir eu la chance de vivre suffisamment longtemps pour terminer le travail entrepris et finaliser au moins une partie des objectifs choisis. Rien n’est plus triste que de partir trop tôt avant la fin de la moisson. Pensons un court instant à tous ceux et celles qui meurent chaque jour sans même avoir eu le temps de vivre, aux malades incurables, les accidentés de la route, aux soldats morts au combat dans d’horribles souffrances.
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Comme l’impose l’une des règles fondamentales de la vie que j’ai progressivement découverte au fil du temps : « tout est bien qui finit », sans pour autant affirmer que cela doit bien finir. Nous ne changeons rien ou si peu aux forces de la nature. De toute façon, elles finiront toujours par remettre les compteurs à zéro. Pensons aux dinosaures engloutis par les poussières incandescentes d’une météorite. Notre terre disparaitra en son temps et à son tour dans une immense gerbe de feu. Vaut-il mieux ne se souvenir de rien pour éviter une terrible mélancolie à la Houellebecq ? Je n’en sais finalement rien.
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L’oubli est une faculté primordiale pour l’équilibre psychique de la race humaine. L’histoire est parsemée de guerres, d’assassinats, de violences, de méchanceté, d’injustices de toutes natures. Sans l’oubli, pas de pardon, pas de paix ; mais l’absence de mémoire provoque aussi la répétition d’erreurs tragiques. Alors de quoi faut-il se souvenir ? Il n’y a pas de règle, car ce que nous n’avons pas vécu personnellement, nous ne pouvons le ressentir. Toutes les souffrances sont toujours uniques et personnelles, on ne sait jamais vraiment les partager. Il en va de même du bonheur, son niveau ne peut être mesuré, il n’y a pas d’échelle de référence.
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Chaque vie est toujours unique. Faut-il tenter de la réussir ? Vaut-t-elle toujours la peine d’être vécue ? Chacun y répond à sa manière et comme il peut. Depuis le début de l’humanité, il y a eu des millions de vies gâchées et les cimetières sont remplis d’êtres indispensables, pour autant, la terre ne s’est pas arrêtée de tourner. A-t-on vraiment prise sur sa destinée ? Le bonheur existe-il ? Un piéton écrasé par une voiture à 12h18’ serait-il mort si sur son chemin, il avait rencontré fortuitement un ami qui l’aurait retardé ne fut-ce que de quelques secondes ? Finalement, il n’y a que les faits qui sont comptabilisables.
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Plus je prends de l’âge, plus j’ai le sentiment que le temps vécu est en accélération exponentielle. Comme j’avance inéluctablement vers ma mort, afin de tenter de contrer cette règle indomptable de la nature et surtout l’oubli à plus ou moins brève échéance, j’ai choisi de vous raconter l’histoire de ma jeunesse ; elle fut formidable, du moins c’est comme cela que je la ressens. J’ai envie que vous la connaissiez un peu pour qu’après ma mort, je puisse encore rester quelques instants dans vos mémoires jusqu’à votre propre mort, car « rien ne vaut la vie, la mort est éternelle et monotone ». Et comme le disait aussi ma grand-mère maternelle dans sa langue fleurie d’un vieux patois flamand « Niets wordt sneller vergeten dan wat met aarde bedekt is », ce qui se traduit : « rien ne s’oublie plus vite que ce qui est recouvert de terre ». Je ne sais pas si mon histoire vous intéressera, mais, au moins, elle aura le mérite d’exister même si l’écriture est désuète et hésitante. Dans ma jeunesse, j’ai reçu de mes parents un plat garni de liberté et surtout, rempli d’une certaine désinvolture, de bonheur et de joie de vivre. Était-ce voulu ? Je n’en sais rien, mais je l’ai saisi au passage et je m’en suis gavé. Je dis merci à mes géniteurs pour me l’avoir présenté et pour m’avoir permis de vivre dans une heureuse insouciance. Avec l’âge, je me suis aperçu que cela n’était pas exempt de très gros risques, moraux comme physiques, mais finalement tout s’est bien terminé, Dieu merci.
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===Ma naissance===
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Tout ce que je vais vous raconter dans ce récit, sont des souvenirs d’enfance et d’adolescence. Je suis un pur produit d’après-guerre. Je n’ai pas connu les violences de ce conflit mais j’en ai beaucoup entendu parler pendant toute ma jeunesse. Avec le recul, je me rends compte que les traumatismes de l’invasion allemande de 1940 étaient encore tout frais dans la mémoire de mes parents tandis que l’horreur des combats de 14-18 hantait surtout celle de mes grands-parents. Pourtant ces évènements me semblaient très lointains. Dans les années cinquante, lorsque j’étais à l’école primaire, pour signifier à quelqu'un qu’il était vraiment dépassé dans sa manière de vivre ou d’agir, je l’apostrophais ainsi : « Tu es de l’an quarante sans doute ».
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L’évolution sociale et surtout l’évolution technologique qui suivirent ces deux conflits, furent foudroyantes. Pour ma génération, l’accélération de ces transformations s’est surtout marquée à la fin des golden sixties ; mais cette transfiguration sociétale fut encore bien plus foudroyante pour la génération qui m’a précédé. La société actuelle n’a plus rien à voir avec celle de mes grands-parents et presque plus rien avec celle que j’ai connue dans ma tendre enfance. Il y a cent trente ans, mon grand-père s’éclairait au gaz de ville ou à la bougie, il ne connaissait pas l’aviation ni l’eau courante. Tout a tellement évolué rapidement et inexorablement que mes grands-parents seraient très surpris s’ils pouvaient revenir ne fût-ce que cinq minutes. Peut-être demanderaient-ils de retourner dans leur tombe ?
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Laissons les morts là où ils sont. Rien ne peut les ramener à la vie si ce n’est notre mémoire collective. Comme ma mémoire n’est plus de toute première jeunesse, je ne peux nullement garantir une totale infaillibilité ni l’ordre chronologique des évènements. Comme l’atteste l’Etat Civil de ma commune, la seule date dont je suis sûr ou à peu près sûr est celle de ma naissance.
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Je suis né le 30 novembre 1946, dans un village de 1500 âmes, planté sur un haut plateau du Condroz liégeois, entre les vallées de l’Ourthe et de la Meuse, en bordure de la haute Ardenne à quelques encablures des provinces de Namur et de Luxembourg. Il faut bien regarder pour trouver ce patelin sur la carte de Belgique. C’est un tout petit point qui s’appelle Ouffet, drôle de nom sans réelle signification. La commune était essentiellement agricole et forestière, mais elle était aussi parsemée de carrières de calcaire qui, à l’époque de ma naissance, étaient encore exploitées en très grand nombre. Grâce à cette noble activité, une petite moitié de la population gagnait son pain à la sueur de son front en arrachant des blocs des entrailles de la terre. Ces gros blocs étaient ensuite sciés, façonnés et taillés sur le carreau des puits.
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Les pierres ainsi taillées étaient expédiées aux quatre coins de la Belgique et même exportées jusqu’en Hollande, en Allemagne et dans tout le Nord de la France. Le reste de la population tirait sa subsistance des revenus des fermes, de l’exploitation du bois ou encore en travaillant dans la sidérurgie liégeoise. Dans la rue principale, quelques villageois indépendants tenaient boutique tandis que d’autres exerçaient une profession libérale indispensable à la bonne marche d’un village.
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La maison qui m’a vu naître est une grosse bâtisse en briques rouges mélangées à des pierres de taille, construite aux environs de 1902 par un ingénieur des mines, un certain Monseur, maître de carrière. Après sa mort prématurée, elle fut revendue à la famille Somzé, famille d’industriels liégeois très actifs dans la fabrication des brosses. Ils venaient y passer leurs vacances. Cette magnifique maison existe toujours et trône encore fièrement au sommet de la rue des Pahys. (En Wallon liégeois « rue des prairies ou pâtures ») Maman m’a mis au monde dans le lit où je fus probablement conçu et dans lequel tous mes autres frères et sœurs virent également le jour. C’est encore dans ce même lit que mon père est mort le 20 janvier 1980.
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A l’époque de ma naissance, presque toutes les femmes accouchaient encore chez elles. Pour cette tâche propre aux femmes, deux virtuoses de l’accouchement à domicile ont aidé ma mère à me mettre au monde, le docteur Degive et Gilberte Harzimont, une sage-femme du village. Ce terrible évènement s’est passé dans la grande chambre de devant, au premier étage, celle qui donne sur la rue, juste à droite de la porte d’entrée. A un mètre près, vous savez où je suis né. Bien que très jeune encore, ma sœur Marie Louise, âgée d’à peine 5 ans, se souvient encore très bien de l’événement. Elle était assise dans la pièce de devant lorsque tante Laure, la sœur de mon père, me tenant dans une serviette de bain, est venue me présenter à la famille. La délivrance fut relativement facile puisque déjà trois de mes sœurs avaient déjà fait le même voyage et emprunté la même porte pour rencontrer la vie.
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Voici l’ordre d’arrivée du premier quartette : Marie-Louise, née le 20 novembre 1942 pendant la bataille de Stalingrad ; Françoise, née le 29 février 1944 (elle ne fête son anniversaire que tous les quatre ans. C’est plutôt chouette, ma sœur vieillit quatre fois moins vite que moi !), quelques semaines avant le débarquement des forces alliées sur les plages de Normandie. Ensuite Marie-Thérèse, née le 31 juillet 1945, deux jours avant l’explosion de la bombe d’Hiroshima et Jean, (Jean, c’est moi) né le 30 novembre 1946. Si vous savez compter, je suis donc bien le 4ème.
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A la suite des quatre premiers, viendront s’ajouter, 3 autres enfants, tous en bonne santé : Colette, née le 30 décembre 1947, juste treize mois après moi, (J’étais un peu jaloux de l’attention que ma mère lui portait : « méchante Colette, tu m’as pris les genoux de maman »). Paul, le deuxième garçon, né le 30 juillet 1949, qui est enfin arrivé pour renforcer la présence des mâles dans la famille et enfin Pierre, le bouquet final, né le 30 avril 1953, le petit dernier d’une famille qui comptera finalement 7 enfants en vie et en bonne santé.
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La deuxième guerre mondiale étant finie, je suis l’enfant de la paix retrouvée. En plus des trois autres naissances qui suivirent, ma mère fit, probablement, deux ou trois fausses couches. Ni mon père ni ma mère ne m’en ont jamais parlé car, en ce temps-là, mes parents nous cachaient tout de la sexualité. Ils ont même tenté de nous faire croire que les enfants naissaient dans les choux. Ma sœur Marie-Louise qui n’était pas dupe n’était pas contente et contestait la version de maman. Elle se rendait bien compte qu’elle lui refusait toute explication cohérente. Au cours de sa deuxième année à l’école primaire, elle avait remarqué que le ventre de maman s’arrondissait et qu’elle attendait un enfant. Elle espérait avoir un petit frère. Tout heureuse, Marie-Louise avait annoncé fièrement l’événement à sa copine pour lui faire part de sa joie. Celle-ci lui avait bien confirmé la manière dont naissent les enfants. A son retour de l’école, à son grand étonnement, maman tenta de la persuader que ce n’était pas vrai, que sa copine ne disait pas la vérité et que les enfants naissaient bien dans les choux.
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Pour comprendre la réaction de maman, il faut se replonger dans la mentalité de l’époque. La sexualité était considérée comme une grande source de péchés mortels qui était le résultat de la déchéance de l’humanité tout entière après le péché d’Adam (et d’Eve, bien évidemment, la femme cause du dévoiement des hommes). L’Église tolérait tout juste l’acte d’amour entre personnes dûment mariées et encore la relation proprement dite était régie par des règles extrêmement strictes qui devaient répondre à trente-six critères consignés dans le droit canon. Après chaque accouchement, une femme devait effacer une prétendue souillure ou faute de la chair en effectuant un cérémonial expiatoire (les relevailles) à l’église du village devant son curé qui lui déposait une étole violette sur les épaules. A la suite de la naissance de mon frère Pierre, le dernier né de notre tribu, je me souviens avoir accompagné ma mère à cette mascarade publique de mauvais goût. A peine âgé de six ans, j’étais gêné de voir ma pauvre mère s’agenouiller ainsi et monter à genoux les marches du petit autel latéral dédié à la vierge Marie. (Le saviez-vous, Marie n’a pas connu le péché ? Grâce à son statut, elle était dispensée de tout acte expiatoire.) J’en étais morfondu. La connaissant, je pense qu’intérieurement, maman subissait ce cérémonial comme une effroyable humiliation. Quant aux hommes, ils n’étaient pas concernés et restaient parfaitement purs.
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Vers mes treize ans, je me rappelle avoir lu, par hasard et en cachette, un document traitant du sujet. Il était émis par les autorités religieuses de l’époque et adressé en toute exclusivité à des futurs jeunes mariés. Je ne comprenais pas la moitié de ce que le texte voulait dire tellement c’était compliqué. Lorsqu’un homme et une femme faisaient l’amour, il leur était strictement interdit d’éviter la procréation. Pourquoi ? Dieu seul en connaissait la réponse, du moins c’est ce que l’autorité religieuse nous disait ! Tout acte de ce type était sévèrement condamné ! Péché mortel. « Vous serez tous brûlés dans les flammes de l’enfer » criaient les inquisiteurs du haut de la chaire de vérité. Si aujourd’hui, on devait appliquer une telle théorie, toutes les nouvelles générations seraient entièrement ou à de très rares exceptions près, condamnées au feu de l’enfer. L’hypocrisie était totale puisqu’à cette époque, certains ecclésiastiques bien connus entretenaient des relations sexuelles avec leur gouvernante mais… chut, ça ne pouvait pas se savoir. Comme quoi, par la force des choses et par pragmatisme, tous les grands principes dogmatiques désuets finissent par être violés et adaptés aux circonstances du moment.
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Comme papa et maman avaient reçu une éducation chrétienne imprégnée de puritanisme, exacerbée par les dictats de l’Église, leur réaction était en parfait accord avec leur conscience. Les d’Hooghe, la famille de ma mère, craignaient pour leur âme et redoutaient par-dessus tout « la mort » et « le péché » tandis que les Depauw étaient totalement dépendants du pouvoir clérical auquel ils accordaient un crédit presque absolu et étaient en opposition frontale avec la doctrine athée.
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Mes parents aimaient profondément leurs enfants parce qu’ils étaient le fruit de leur amour. Avec la mentalité chrétienne du moment, déroger à l’appel de la vie était tarifé d’une condamnation au feu de l’enfer, entourée de démons à la queue fourchue. (Être condamné à cuire pour l’éternité, ce n’était vraiment pas rigolo.) L’Église toute puissante dominait les esprits et en profitait pour cadenasser toute rébellion en agitant à tour de bras, le fameux spectre de la damnation éternelle. Il fallait à tout prix sauver son âme. La vie sur terre n’était-elle pas qu’une vallée de larmes ? Ah ! Ce fameux salut éternel, que d’idioties proférées en ton nom ! En réagissant ainsi, mes parents voulaient nous transmettre le respect de la morale chrétienne en accord avec leur propre conscience.
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De même, dans d’autres domaines, ils nous ont aussi transmis des principes tout faits : l’anticommunisme prôné par l’Eglise, le rejet des socialistes considérés comme des athées mangeurs de curés et associés au collectivisme destructeur de la libre entreprise, la valeur du travail, le respect des autres et l’amour du prochain, (chez nous, on ne parlait jamais en mal du prochain) l’horreur du racisme et tout de même, mais dans un cadre bien défini, une relative liberté d’action dans notre vie de tous les jours. De plus, contrairement à ce que ma génération a prodigué comme surprotection à ses enfants en balayant devant leurs pieds le moindre caillou, la génération de mes parents n’a rien esquivé du tout. On tombait, puis on se relevait en évitant de ne pas trop pleurer. C’est ce que mon père appelait : « Savoir mordre sur sa chique, un homme ne pleure jamais ».
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Dans notre famille, sans vraiment le savoir, nous étions imprégnés politiquement à droite et même pour certains sujets presque l’extrême droite. Bien que socialement, mes parents étaient très actifs dans les œuvres sociales de la commune : papa d’abord comme membre puis président de la Fabrique d’Eglise et des Pouvoirs Organisateurs des Ecoles Libres et de bien d’autres choses encore et ma mère comme conseillère communale du parti social-chrétien. Leurs positions assez dogmatiques sur certains sujets résultaient surtout de la crainte du totalitarisme à la Staline, d’une troisième guerre mondiale et d’être envahis par l’armée rouge. Il ne faut pas oublier qu’elle campait avec ses nombreux chars à six cents kilomètres de nos frontières et  pouvait arriver jusqu’à chez nous en trois jours ! 
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A l’époque, l’entreprise familiale d’extraction de pierre occupait plus de 50 personnes, papa aux commandes de l’extraction et des ateliers de façonnage des pierres de taille et maman en directrice autoritaire des bureaux et de la comptabilité.
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A table, pendant les repas, ils discutaient continuellement du fonctionnement de l’entreprise. Parfois les propos étaient assez orageux parce que ma mère exigeait l’impossible depuis son bureau. Nous, les enfants, étions au courant de tout ce qui se passait sur les chantiers, retards de fourniture, machines en panne, les multiples revendications salariales des ouvriers de l’entreprise, « Jules réclame 2 francs d’augmentation, il estime qu’il travaille mieux qu’Albert ». Leur préoccupation majeure était le bon fonctionnement des affaires.
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Ancien combattant et résistant de la première heure, papa nous avait aussi inculqué un grand sens de l’honneur : ne jamais se plaindre ni avoir peur, (ce n’est pas digne d’un homme nous disait-il) mourir plutôt que de se rendre. Avec de tels principes, à dix-huit ans, si j’avais dû faire la guerre, je serais sûrement mort au combat par simple conviction. Je trouvais tout cela naturel car, à force de m’inculquer de telles idées et de baigner dans cette atmosphère, je pensais qu’il n’y avait pas d’autres manières de penser.
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Pour moi, la vie était toute simple puisque j’en connaissais intuitivement beaucoup de mécanismes. J’aidais mes copains, fils de fermier, à sortir les veaux du ventre des vaches au moyen d’un extracteur manuel. Je tournais à la manivelle pour tirer sur les pattes et les aider à sortir. Tout cela me semblait aller de soi. Lorsque notre chienne mettait bas, je l’assistais aussi à mettre au monde ses chiots. Dès qu’ils sortaient du ventre de leur mère, je les badigeonnais à la paille. Ensuite, je les écartais doucement de leur mère pour éviter qu’elle ne les écrase et lorsqu’ils étaient tous sortis, je les faisais téter. Je n’ai jamais été mordu.
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En revanche, certains de nos actes étaient extrêmement cruels et de telles procédures sont devenues totalement inimaginables dans le contexte actuel. Un jour de printemps, une de nos chiennes, appelée « Lessines », (en souvenir du lieu de naissance de mon père), une magnifique setter irlandaise, mit au monde 14 chiots. (Incroyable mais vrai.) Comme il y en avait beaucoup trop, sur ordre du garde-chasse du coin qui dressait nos chiens, j’ai dû en sélectionner six sur les quatorze pour ne pas épuiser la mère. J’ai donc dû désigner ceux qui devaient mourir, choix très cruel mais inéluctable. Pour les tuer, cet homme, assez barbare, les a violemment précipités contre un mur. J’ai tout vu ! C’était odieux, mais cela n’offusquait personne car il procédait toujours ainsi. Tous ces gestes, je les observais chez lui alors que je n’avais pas encore dix ans. J’ai même participé aux séances de raccourcissement de la queue des jeunes chiens. Le garde-chasse la sectionnait au moyen d’une cisaille, sans aucune anesthésie locale. Ensuite, il la cicatrisait au fer rouge extrait d’un braséro allumé tout exprès pour cette terrible cérémonie. Si actuellement, quelqu’un devait encore procéder de cette manière pour raccourcir la queue d’un chien, il serait tout de suite poursuivi par la ligue de protection des animaux et condamné à une peine de prison.
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A l’époque de mon enfance, tout cela était parfaitement normal puisque tout le monde procédait ainsi. Nous éprouvions un certain regret devant la souffrance et la dure réalité de la vie, mais nous n’avions aucune haine ni plaisir sadique. De toute façon, chez nous, il n’y avait jamais aucune discussion sur les problèmes de la souffrance, de la violence. Elles nous paraissaient intégrées à la vie, à la mort et totalement inévitables. (Papa et maman avaient subi deux guerres) La souffrance sanctifiait l’homme, qui, selon l’explication de mon oncle Léon, curé de son état, était une sorte de don de Dieu qui nous permettait de gagner le paradis. De toute façon, il n’y avait pas d’autre choix, il fallait accepter la douleur et dans ce cas, autant l’offrir à Dieu pour une bonne cause.
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Il ne faut pas oublier que, pendant la jeunesse de mes parents, le dentiste arrachait les dents sans aucune anesthésie. A la suite d’un accident de moto, le médecin réaligna le bras cassé de mon père, à chaud, dans son cabinet, sans précaution particulière. Dans ces conditions, il était encore plus difficile d’imaginer que l’on pouvait aborder la sexualité. Nous ne parlions jamais de ces choses-là parce que nos parents les considéraient comme assez scabreuses. Ils ne pouvaient pas apporter de réponse à cause des interdits de l’Église qui considérait ces sujets comme tabou. Pourtant, je me souviens très bien de la dernière fausse couche de maman. Nous étions tous ensemble à la messe de 7h 30’ du dimanche matin lorsqu’elle s’est effondrée dans une mare de sang. Je n’avais pas très bien compris ce qui lui arrivait, mais, ce jour-là, j’ai prié plus que d’habitude pour que le petit Jésus sauve maman.
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====Le choix de mon prénom====
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Comme j’étais le premier fils, né après trois filles, on m’attribua le prénom de mon père : Jean l’apôtre, pas le Baptiste, ni Chrysostome, Jean tout simplement celui qui était l’apôtre préféré du Christ. (On me l’a bien répété cent fois lorsque j’étais méchant). Pourtant, il parait que certaines pressions furent exercées par la famille de mon père pour que l’on m’appelât « Léon », le prénom de mon grand-père paternel, décédé 3 ans plus tôt. On avait déjà voulu l’imposer lors de la naissance de ma sœur Françoise, mais comme ce fut une fille, la question se trancha d’elle-même. Ma mère qui détestait ce prénom, tint bon et finalement, on opta pour Jean, le prénom de mon père. Cette décision finit par satisfaire tout le monde. Pour compléter et pour plaire à ma marraine Antoinette et à mon parrain Adhémar, on ajouta deviner ? … Antoine, Adhémar, André, Joseph. André ? Parce que je suis né le 30 novembre, dernier jour de l’année liturgique et que ce jour-là, on fête saint André. Quant à Joseph, je n’ai jamais su pourquoi il fut choisi ! Comme j’étais le premier fils d’une famille qui comptait déjà trois filles et que mon père désespérait d’avoir un fils, il paraît que je fus fortement arrosé de péquet (genièvre) et de cognac. Le bon docteur Degive qui en redemandait plus qu’il ne le supportait, est rentré chez lui à quatre pattes tandis qu’à la carrière, dans l’entreprise familiale, tous les hommes roulaient sous les tables.
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====Le baptême====
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A l’époque, l’Église exigeait le baptême du nouveau-né dans un délai de trois jours afin de le laver du péché originel. (Qu’avais-je fait de mal en venant au monde ? Mes parents ne m’avaient même pas demandé mon avis !). D’après cette théorie d’avant-garde, l’âme d’un nouveau-né, mort sans être baptisé, retournait dans les Limbes éternelles, c’est-à-dire entre paradis et enfer, dans un endroit de nulle part d’où la conscience ne peut jamais s’échapper ? Que pouvaient-elles bien y faire ces pauvres âmes oubliées, condamnées à une errance éternelle ? Notre curé de l’époque était bien incapable d’apporter la moindre réponse plausible à ce type de question. Par une belle pirouette, il déclarait que c’était un mystère de Dieu et noyait ainsi le poisson laissant tout le monde bouche bée.
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Malgré ce risque incalculable pour la morale chrétienne, mes parents décidèrent courageusement de me baptiser seulement 8 jours après le grand événement. Faites la différence, je suis resté cinq jours de trop dans le péché, j’étais presque un païen. J’en ai d’ailleurs gardé un petit quelque chose qui me différenciait de mes sœurs plutôt bigotes. C’est le seul baptême auquel ma mère a pu assister. Pour tous les autres, elle était toujours alitée et depuis sa chambre, elle devait se contenter d’entendre festoyer les convives. La cérémonie eut lieu dans l’église paroissiale dédiée à St Médard. Ma sœur Marie-Louise m’a raconté qu’elle portait ce jour-là un petit bonnet en laine brune, tricoté par ma grand-mère maternelle et parsemé de fleurs colorées. Après avoir été béni par oncle Léon, le curé de la famille et arrosé par l’eau des fonds baptismaux, en sortant par le portail de l’église, mon parrain Adhémar et ma marraine Antoinette furent tout surpris de trouver, au pied du parvis, une foule d’enfants de trois à douze ans qui leur réclamaient de la monnaie. Nouveaux arrivants dans la paroisse, mes parents ne connaissaient pas la coutume locale qui voulait qu’à la sortie de l’église, le parrain et la marraine jettent des pièces de monnaie à tous les
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enfants du patelin. Avertie par les cloches de la célébration du baptême, une terrible marmaille s’était rassemblée et attendait le nouveau chrétien. Lavé de toute faute originelle, pur comme les pétales d’un lys, je me suis présenté à eux, enveloppé du manteau traditionnel de baptême déjà porté par mon père et par tous les autres membres de ma famille nés avant moi. Ainsi emmailloté, j’étais totalement inconscient du drame qui se jouait. Comme mes parrain et marraine ignoraient la coutume locale, leurs poches étant vides, ils furent tous deux hués par une jeunesse ouffetoise pas très contente des maigres résultats de leur collecte. Telle fut ma première apparition en public dans les bras de Gilberte Harzimont, la sagefemme qui m’avait porté au-dessus des fonds baptismaux. Adhémar et Antoinette firent tout de même la fête tout l’après-midi. Ces deux-là formaient un couple de gais lurons. Cette avarice accidentelle s’est-elle répercutée sur mon mental ? Certainement pas, pourtant, il me semble que mon rapport avec l’argent à tout de même été fortement influencé par mon milieu familial. A la maison, nous n’avons jamais manqué de rien, mais la hantise des difficultés financières a toujours fait partie de notre quotidien. Maman se plaignait toujours des difficultés qu’elle avait pour nouer les deux bouts à la carrière : chiffre d’affaire insuffisant, l’ONSS, les salaires des ouvriers toujours trop élevés, les factures. J’entendais mes parents en discuter à longueur de journée et même parfois dans leur lit à travers les murs de la chambre. C’est la seule pierre noire dans mon jardin d’enfant.
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Revenons à ce rite du grand passage entre l’état de
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mécréant à celui d’enfant de Dieu. Pour célébrer le baptême du fils de son frère cadet, Oncle Léon était venu du fin fond du Hainaut avec une toute vielle camionnette appartenant à un certain Monsieur Bataille, un maroquinier des environs de Maubray. Pour tenir compagnie à son nouveau curé, ce très serviable monsieur avait également fait le voyage. En guise de cadeau, il avait offert à ma mère une énorme bouteille d’eau de Cologne d’environ deux litres. Cette bouteille fit le bonheur de ma mère pendant de longues semaines.
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Mes ascendants (Attention ce n’est pas facile de s’y retrouver)
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Comme je suis maintenant né, il faut que je vous parle de mes ascendants. Mon père, Jean, Joseph, Laurent, (tient voilà probablement pourquoi je porte aussi le nom de Joseph) est né à Lessines-bas, le 10 mai 1912, juste avant la grande guerre, (La ville de Lessines dans le Hainaut), une tiest d’y calyotteux (une tête d’un fabriquant de cailloux, plus exactement de pavés). A Lessines, on fabriquait des bordures et des pavés en porphyre, les fameux pavés de la très célèbre course « Paris Roubaix ». Lorsque le vainqueur de ce grand classique de la petite reine brandit son trophée de porphyre, il se pourrait bien que ce soit un pavé façonné dans la carrière de mon arrière-grand-mère, Marie Brasse. En septembre 2005, je suis allé visiter les stigmates des restes de l’exploitation et sa ville natale. J’imaginais mon père en courte culotte jouant et pêchant aux bords de la Dendre, près de l’hôpital « Notre Dame de la Rose ». Quand il nous parlait de sa jeunesse, et que nous lui demandions de se remémorer son tout premier souvenir d’enfance, il nous disait qu’il voyait l’image d’un uhlan allemand casqué, perché sur son cheval, traversant la Grand Rue de Lessines. Dans sa famille, il y avait 6 enfants, deux filles, Laure et Maria et quatre garçons : Adémar, (mon parrain) Charles, Léon et Jean, mon père. La famille possède une photo de 1930 où ils sont tous réunis. Cette photo est restée accrochée au mur de la chambre d’oncle Léon jusqu’à sa mort, dans son infâme maison de retraite à Willaupuis dans le Hainaut.
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Les mathématiques nous disent que le nombre de nos ascendants est égal à 2 à la puissance n, n étant le nombre de générations depuis le début de l’humanité. On peut estimer qu’il y a en moyenne 4 générations par siècle. Comme l’homme est apparu il y a environ 4 millions d’années, le nombre de générations est estimé à cent soixante-milles. Chaque spermatozoïde qui a fécondé un ovule est le rescapé d’une course folle d’environ 100 milles candidats. Si un seul de ces candidats n’avait pas été au rendez-vous en temps utile sur les cent soixante-mille générations et si un seul des partenaires des multiples copulations s’était abstenu pour l’une ou l’autre raison, nous ne serions pas là ! Ça laisse rêveur. Est-ce la destinée ou le fruit d’un pur hasard ? A chacun d’en juger ! L’important c’est d’être là.
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L’arbre généalogique de la famille Depauw et les familles apparentées
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En consultant l’arbre généalogique de ma famille (repris en annexe), j’ai pu constater que plusieurs de mes ascendantes sont nées sous X. Il y a aussi un peu de consanguinité puisque l’on retrouve deux « Brasse » dans la même ascendance. Y a-t-il eu des mariages entre cousins cousines dans cette famille ? Etaient-elles des filles légères ? Je n’en sais strictement rien. En tout cas en consultant les registres de la population de la Ville de Lessines, on constate que les noms de famille, Brasse, Deltenre, Debacker et Depauw étaient très répandus dans cette citée.
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Il faut aussi remarquer que les Depauw étaient assez silencieux sur ce genre de situation. De plus, ils étaient issus d’une classe sociale moyenne puisque dans les différents actes de mariage, certains membres de la famille sont souvent repris comme entrepreneurs agricoles. Mon père, ses frères et sœurs sont restés muets comme des carpes toute leur vie sur ces sujets. Motus et bouches cousues, telle était la devise ! Etaient-ils gênés d’en parler ? C’est fort possible surtout à cause de l’influence de l’oncle Léon et de mes tantes Laure et Maria pour qui le péché de la chair (comme ils disaient) n’était pas de nature à les faire sourire. (Une forme de puritanisme). Pourtant, il semblerait qu’à cette époque, cette manière de vivre était beaucoup plus courante qu’aujourd’hui. Pour préserver les héritages, le fils aîné prenait officiellement une femme devant l’Etat Civil sans oublier de passer chez le notaire pour définir les closes de l’héritage tandis que les autres frères et sœurs vivaient maritalement avec leur compagne ou compagnon sans passer chez le curé. De cette façon, l’héritage restait sur la tête de l’aîné des descendants qui portaient le nom officiel de la famille. Les bâtards n’héritaient pas. Comme les Brasse étaient de gros fermiers, est-ce cette raison qui l’emporta ? Je n’en sais rien. De plus, au moment des moissons dans les fermes et les champs, un grand nombre d’ouvriers et d’ouvrières agricoles se côtoyaient. Le soir, beaucoup de choses se passaient dans les granges. Comme plusieurs de mes ascendants étaient repris comme entrepreneurs agricoles ou bouchers, ont-ils batifolés dans les foins ? Finalement, la seule conclusion philosophique que je tire d’un tel constat, c’est que nous ne savons jamais qui nous sommes vraiment ! Il semblerait, d’après les études de paternité basée sur l’ADN que l’on n’est plus le fils de son père dans un délai de trois générations. L’infidélité des femmes et des hommes est une constante éternelle et surtout universelle. De toute façon, je m’en contrefiche, le principal intérêt de cette recherche n’est-elle pas de comprendre la relativité des choses de la vie.
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Les parents de ma grand-mère paternelle, Pierre-Joseph Debacker et Marie Brasse se sont mariés le 15 mai 1876. C’étaient des petits cousins. Ma grand-mère Louisa Maria Debacker est née un mois plus tard, le 13/6/1876. Ils ont donc batifolé dans les foins bien avant leur mariage ! Marie Brasse, fermière, possédait beaucoup de terre et elle était assez riche pour l’époque. C’était un bon parti. De ce mariage naquit une autre fille, une certaine Maria-Rachel connue sous le seul nom de « Rachel ». Mon arrière-grand-père Pierre-Joseph Debacker est mort relativement jeune, le 3/6/1885. Marie Brasse, la mère de ma grand-mère s’est remariée avec un certain Lucien (Joseph Camille) Deltenre en 1889. Ils eurent un fils, Charles, qui est donc le demi-frère de ma grand-mère. Marie Brasse, très bonne gestionnaire de son patrimoine, fit fructifier son héritage en ouvrant la carrière de porphyre sur les terrains de la ferme.
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Léon Depauw, mon grand-père est, lui aussi, né à Lessines le 19 mai 1867, le deuxième d’une famille de trois enfants. Il avait donc 8 ans de plus que ma grand-mère. Je ne l’ai pas connu puisqu’il est mort le 4 janvier 1944 en pleine guerre, bien avant ma conception et juste avant la naissance de ma sœur Françoise. Je ne sais pas grand-chose de lui, excepté qu’il était très agréable à vivre et d’une extrême politesse. Son faire-part de décès est rédigé en flamand alors qu’il était plutôt de culture francophone !
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Mon grand-père et ma grand-mère se sont mariés le 15 mai 1899. Ils ont enregistré un acte de mariage chez le notaire Chevalier. Comme ma grand-mère était assez riche, elle voulait protéger son héritage hérité de son père Pierre-Joseph Debacker, décédé en 1885. De plus, elle était susceptible d’hériter de sa mère propriétaire de la carrière Deltenre-Brasse. Ce détail aura une grande importance lors du décès de son beau-père Lucien Deltenre pour le partage des parts de la carrière de Lessines.
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En consultant l’acte de mariage de mes grands-parents, j’ai constaté que le nom Depauw s’écrit en un mot alors que certains membres de ma famille néerlandophone l’écrivent en deux mots, « De Pauw ». (En flamand, De Pauw signifie le paon,) D’après l’état civil wallon, les flamands seraient dans l’erreur tandis que pour l’état civil flamand, c’est juste le contraire. La maitrise du flamand n’étant pas la tasse de thé des wallons, longtemps dominateurs dans le royaume de Belgique, l’officier de l’état civil wallon s’est lourdement trompé. Pour les mêmes raisons, le nom de ma grand-mère, Louisa Debacker, s’écrit également en un mot. (En flamand, De Backer signifie « le boulanger »). 
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Toujours d’après l’acte de mariage, mon grand-père aurait eu deux frères, Léopold plus âgé d’un an et Louis, son cadet de 4 ans, blessé à la grande guerre. Je n’ai pas connu Léopold. Louis résidait à Leuze dans une grande station d’essence tenue par ses fils. Je me souviens l’avoir rencontré une seule fois en compagnie d’oncle Léon qui nous brinquebalait un peu partout. Mes oncles et tantes n’en ont jamais beaucoup parlés. Y a-t-il eu des conflits entre eux ? C’est possible mais je n’en sais strictement rien. Je sais seulement que les parents de mon grand-père n’étaient pas sans rien puisqu’ils étaient très actifs en boucherie.
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Mon arrière-grand-père, Joseph Depauw, né en 1831, était propriétaire d’une boucherie dans la Grand Rue de Lessines. Mon grand-père Léon et ses deux frères, repris dans l’acte de mariage, sont tous les trois déclarés comme exerçant le métier de boucher. Leur boucherie était très moderne et munie d’un abattoir. (D’après ce qu’on m’en a dit de bouche à oreille). Il paraîtrait qu’en Belgique, cet abattoir fut un des tous premiers à avoir installé une chambre froide avec un compresseur électrique. (On aimait déjà la technique dans la famille). En écoutant la version de tante Laure, (la sœur de mon père, morte le 4 décembre 2001 à 101 ans), l’installation aurait été construite vers 1892. Cette grande maison existe toujours. Elle possède une vaste cour intérieure. On y entre par une grande porte cochère.
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Mon grand-père, Léon Depauw aimait la musique et le théâtre. Comme comédien amateur, il jouait dans la troupe locale et dans la fanfare de Lessines. Il participait aux activités folkloriques de la Ville qui commémore, chaque année, par un cortège, le sauvetage de la cité par un certain Tramassure. Ce preux chevalier, capitaine de la jeunesse de la garde civile de la ville, aurait repoussé, en 1304, les agresseurs flamands, commandés par le comte d’Oudenaarde, venu réclamer au comte du Hainaut des terres litigieuses situées en bordures des deux comtés.
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En 1889, mon grand-père a tenu le fameux rôle du fougueux Tramassure. On le voit sur un char, déguisé en preux chevalier, maniant l’épée et l’offrant finalement à la vierge Marie en gage de remerciement. Finalement, vers 1308, le comte d’Auden arde vainquit les Lessinois et détruisit la ville.
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L’ouverture de la carrière de porphyre de Lessines
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Un peu avant la fin du 19ème siècle, vers 1890, mon arrière-grand-mère Marie Brasse, surnommée la grande bobonne, avec son nouvel époux Lucien Deltenre ainsi que ses deux filles Louisa (ma grand-mère) et Rachel nées du premier mariage Debacker, ouvrirent une carrière dans un banc de porphyre qui émergeait sur les terrains de la ferme. Chacun prit à ce qu’on m’en a dit, des actions dans la nouvelle société en fonction de leur part d’héritage. Marie Brasse était la très grande actionnaire.
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La société prit le nom de carrière Deltenre-Brasse. Mon grand-père Léon Depauw, mari de ma grand-mère Louisa Debacker et Lucien Deltenre en devinrent les deux directeurs. Ils formaient ainsi un couple de princes consorts puisque les terrains et la plupart des actions de la carrière appartenaient aux femmes par héritage. C’est ainsi que la famille se lança dans l’aventure des extracteurs de pierre. Mon grand-père avait d’une grande compétence dans les affaires et un excellent vendeur. Il se rendait toutes les semaines à la bourse de Bruxelles pour conclure des contrats de fourniture de pavés, de bordures et de concassés. A l’époque, la Belgique était très prospère surtout la Wallonie grâce à ses industries lourdes, sidérurgies, charbonnages, chimies et constructions métalliques. L’argent coulait à flot. Comme les besoins en matières premières pour construire les nouvelles routes étaient énormes, les carrières de Lessines connurent un essor considérable si bien qu’en 1914, la carrière Deltenre-Brasse occupait plus de trois cents ouvriers carriers et produisait plus de mille tonnes de concassé par jour. C’était l’une des plus modernes de l’ensemble des carrières de Lessines et même d’Europe. Tout était déjà automatisé.
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===Les séquelles financières de la grande guerre 1914-1918 ===
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Mes grands-parents Depauw-Debacker ont été ruinés deux fois par les deux grandes guerres. Pendant la première guerre mondiale, au début de 1915, le front s’est stabilisé à environ 40 km de Lessines sur plus de mille kilomètres. Les armées allemandes eurent d’énormes besoins en concassé pour établir cette ligne de front dans le nord de la France. Les soldats du génie fabriquaient des bunkers en béton. Ceux-ci servaient de points d’appuis et de refuges pour les soldats dans les tranchées lors des attaques. Ils établissaient aussi de nombreuses lignes de chemin de fer pour alimenter l’armée. Ces deux activités militaires consommaient une quantité gigantesque de matière concassée. En 1914, il existait une convention sur l’état de guerre reconnue internationalement par les belligérants qui permettait aux civils de refuser de travailler pour un occupant. Forts de cette loi, tous les patrons et ouvriers carriers de Lessines se croisèrent les bras. Comme tous les autres patrons, la direction de la carrière Deltenre-Brasse refusa de faire fonctionner son concasseur, un des plus modernes de l’époque. Celui-ci fut pourtant réquisitionné par les Allemands et quasi réduit à l’état de squelette en 1918. Toutes les machines importantes furent envoyées en Allemagne juste avant l’armistice.
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Malgré une campagne de propagande des Allemands proposant des contrats de travail alléchants aux ouvriers pour qu’ils relancent les concasseurs et qu’ils travaillent pour l’effort de guerre de l’Allemagne, aucun travailleur ne se présenta. Le refus persistant des Lessinois énervait l’occupant. En représailles, le 6 novembre 1916, l’État-major allemand organisa la déportation vers l’Allemagne de 1323 travailleurs devenus chômeurs par la force des choses. En les déportant, ils voulaient forcer les ouvriers à accepter les contrats juteux ainsi que des garanties alimentaires pour leurs familles. Tous refusèrent et restèrent enfermés dans un camp sauf une partie des ouvriers flamands qui acceptèrent.
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Voici ce qu’en raconte un certain Jules Colery de Lessines :
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« Dès octobre 1916, un nouveau bruit sinistre se répand : les Allemands enlèveraient des ouvriers belges pour les déporter en Allemagne et les contraindre au travail. Comme la propagande pour recruter des travailleurs volontaires pour l’Allemagne avait donné de très mauvais résultats notamment à Lessines, les autorités occupantes décident donc de procéder à des déportations de chômeurs. Le 5 novembre 1916, les murs de la ville de Lessines et alentours sont placardés d’affiches ordonnant aux hommes de 16 à 60 ans de se présenter le 6 novembre à l’école du Camp Milon. La veille, les issues de la ville sont bloquées. Ce jour-là, les Lessinois ainsi que des hommes des communes voisines se présentent à l’école du Camp Milon. Les hommes sont triés. « A l’entrée, un premier triage est fait par un docteur allemand accompagné d’un officier ; les estropiés, malades à vue, trop jeunes ou trop âgés, selon son gré, sont retenus dans la première cour, les autres doivent passer dans la seconde qui est celle de l’école des filles et doivent se ranger près de l’entrée, en attendant leur sentence, je fus envoyé dans ce groupe. Les commandants, officiers, y compris le fameux séquestre Hoppner dirigent les opérations ; l’entrée se fait sur deux rangs, les libérés traversent directement l’école et avant leur sortie, on appose un cachet au dos de leur carte d’identité ; les autres, les condamnés doivent se présenter à la table où on leur propose des engagements de toutes sortes.
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En cas de refus, ils sont gardés à vue dans une classe et vers 8 heures et demie, un premier peloton d’une trentaine de condamnés sort ; ils doivent se ranger par quatre et sont entourés de soldats, qui mettent baïonnettes au canon. On leur fait grimper le talus du chemin de fer et on les conduit directement à la gare, où le train les attend. Petit à petit, le train composé d’une trentaine de grandes voitures se remplit. Toutes les rues voisines du chemin de fer sont bordées de curieux ; ce sont des pères et mères anxieux, des épouses, des enfants en pleurs. Enfin, à deux heures, le train part, les mouchoirs s’agitent, de tous côtés, nous entonnons une vibrante Brabançonne et nous partons dans la direction d’Ath ».
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Comme tous les hommes, mon grand-père fut réquisitionné. Du fait qu’il avait six enfants, qu’il était âgé de 50 ans et qu’en plus, ce n’était pas un manuel, il fut libéré. Je suppose qu’il a reçu le cachet sur le dos de sa carte d’identité. Cependant, Clément Missante ouvrier dans les années cinquante à la carrière Depauw d’Ouffet fut déporté à 17 ans. Il nous parlait de temps à autre de cette aventure et sur l’état déplorable de l’alimentation dans les camps allemands. Il fut d’ailleurs hospitalisé pour malnutrition. En 1914, Charles Deltenre, le demi-frère de ma grand-mère, âgé de 23 ans se porta volontaire de guerre pour l’armée belge. Il fut blessé sur l’Yser et y perdit un œil. A la sortie de la guerre en 1918,
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la société Deltenre-Brasse était en ruine.
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De cette catastrophe économique, les Deltenre, Brasse, Debacker, Depauw ne reçurent aucun dommage malgré la dette de guerre colossale imposée aux Allemands par le traité de Versailles de 1919. A son retour, en janvier 1919, Charles Deltenre reprit les activités de Lucien Deltenre pour relancer l’entreprise d’extraction de porphyre. Malgré cette déconfiture majeure, dès 1919, les associés empruntèrent l’argent nécessaire pour relancer les installations qui repartirent de plus belle pour la reconstruction du nord de la France et de la Belgique tout entière.
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===Une succession compliquée===                                                                                                                           
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En 1933, Lucien Deltenre, le père de Charles, beau-père de ma grand-mère, décéda. Mon arrière-grand-mère Marie Brasse dite la grande bobonne devint veuve pour la deuxième fois. Les héritiers, Marie Brasse, ses deux filles, Louise (ma grand-mère) et sa sœur Rachel (épouse Lepoivre) nées du premier lit Debacker et Charles Deltenre, né du deuxième lit, se partagèrent l’héritage.
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Finalement, pour sortir de cet imbroglio, ma grand-mère retira une partie de ses avoirs pour fonder une nouvelle entreprise de travaux publics dirigée par son mari Léon Depauw, son fils ainé Adhémar et le mari de tante Laure, Léon D’haese. Charles Deltenre l’héritier de Lucien Deltenre devint l’actionnaire principal de la carrière. Très exigeante, ma grand-mère passa une convention avec Charles Deltenre pour obtenir un quota de production de pavés et de concassés avec tarif préférentiel pour la nouvelle société. Cette société travaillait principalement en Flandre où l’expansion industrielle commençait.
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===Les ravages économiques de la guerre 1940-1945===
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Après le partage de l’héritage de la carrière en 1933, à la suite de la fondation de l’entreprise des travaux publics en Flandre, une grande partie de la famille Depauw partit s’installer en Flandre, à Gand, à Nevele et à Landeghem. Entre-temps, Adhémar et Charles, les deux fils ainés de mon grand-père convolèrent en justes noces avec de belles fortunes flamandes. Adhémar épousa Imelda Lampaert de Nevele, riche héritière de grands bourgeois, Laure, un ingénieur de la région Gantoise, un certain Léon D’Haese, assistant de l’université de Gand. Charles épousa sa chère Elsa Onderbeke, la fille d’un très riche industriel de Landeghem d’import-export de fruits et légumes.
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Léon devenu prêtre en 1936, fut désigné professeur puis économe au collège de Kain où il resta toute la guerre et fut chargé de nourrir plus de deux cents pensionnaires. (Ce n’était pas une sinécure). Pendant toute cette période, papa l’a aidé pour tuer les cochons qu’oncle Léon élevait clandestinement dans les caves du collège. En 46, Léon fut nommé curé à Maubray dans le Hainaut où tante Maria le rejoignit pour l’aider dans sa cure. Papa, trop jeune, resta célibataire jusqu’en 1941.
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Tout allait donc bien pour la famille Depauw sauf que, le mari de tante Laure mourut très rapidement d’un cancer du cerveau à 32 ans, 6 mois après son mariage et juste avant la naissance de sa fille. Pour couronner le tout, la Belgique entra en guerre le 10 mai 40, jour de l’anniversaire de papa qui fêtait s’est 28 ans. Ce jour-là, le ciel devint bien sombre pour toute la famille.
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En plus, vers 1931, mes grands-parents avaient acheté une très belle maison familiale (presque un château) à Landeghem, le long de la rive du canal de la déviation de Gand. C’est là que vivait mon père. En mai 1940, l’armée belge se replia sur les bords de la Lys et le long de ce canal de la déviation de Gand jusqu’à Terneuzen pour former un front continu jusqu’à la mer. Le 22 mai, l’armée belge établit sa ligne de front juste en face de la maison, mais sur l’autre berge. C’est là qu’elle livra une terrible bataille d’arrêt pour permettre aux Anglais de rembarquer à Dunkerque. Pour se protéger, l’armée belge décida de faire sauter tous les bâtiments qui se trouvaient en face de ses lignes de façon à éviter que ces habitations ne servent de points d’appui aux forces ennemies. Comme la maison familiale était du mauvais côté, elle fut dynamitée et sacrifiée sur l’autel de la patrie. Le clocher de l’église du village et le pont du canal subirent le même sort.
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Le matin du 22 ou 23 mai 1940, mon grand-père était seul dans la maison. Il fut réveillé par l’officier belge de service qui supervisait l’ordre de destruction. Celui-ci lui a donné cinq minutes pour quitter la maison. Surpris par un délai aussi court, il partit à vélo en emportant sous son bras un seul et unique objet, son pot à tabac que je possède toujours. Il oublia même de sortir le chien qui fut englouti dans les décombres. Pendant ce temps, deux de ses fils militaires combattaient l’ennemi, Adhémar (le plus âgé) comme officier transporteur motorisé de troupes et mon père comme observateur d’artillerie au 16A. Comme mon père connaissait parfaitement la région pour l’avoir parcourue à moto, il avait été désigné à ce poste pour guider les tirs des canons de 155 mm de son régiment d’artillerie lourde.
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Le reste de la famille avait fui de l’autre côté du canal dans une maison de retraite de Nevele pour se mettre à l’abri dans les caves du couvent. Cette fuite faillit d’ailleurs très mal tourner car échaudés par la forte résistance des chasseurs ardennais à Nevele et à Vink, les forces allemandes commandées par le général Van Paulus, (il paraît que ce n’était pas un tendre) sortirent les civils de la cave et les prirent comme otages. Tous les bâtiments des alentours avaient été détruits par l’artillerie belge. Mes deux tantes, oncle Léon et ma grand-mère furent placés contre un mur encore debout pour être fusillés. Les allemands prétendaient que les civils tiraient sur eux, un peu comme à Visé en 1914.
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Ils furent sauvés en toute dernière extrémité par un officier supérieur allemand qui passait par-là et qui annula l’ordre d’exécution. Oncle Léon avait d’ailleurs déjà administré le sacrement de pénitence et accordé l’absolution à tous ceux et celles qui le lui demandaient et qui, comme lui, étaient alignés contre le mur. D’autres civils n’eurent pas cette chance et furent fusillés dans le village voisin de Vink à quelques centaines de mètres de leur cachette. Voici le récit de cette bataille tel qu’il nous a été raconté par des contemporains et nos parents.  
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Premier prix au conservatoire. Il fut sous - chef  de musique à Ouffet à l'âge de 16 ans .
 
  
A 18 ans, il forma la fanfare de Nandrin et en devint directeur. Par la suite, il dirige les sociétés musicales d'Ouffet, Esneux, Comblain, Sprimont, Ferrières, Aywaille et bien sûr Bomal .
 
 
    
 
    
Remarquablement dirigé par Monsieur Graindorge  les musiciens se mettront encore souvent en évidence, participant même à quelques enregistrements de l'institut National de Radiodiffusion.
 
  
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Genot_Marie_cahier_de_musique.jpg
 
Graindorge_Victor.jpg
 
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Retour
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« La bataille de Vink est l’un des épisodes les plus sanglants de la bataille de la Lys pendant la seconde guerre mondiale en Belgique. A la suite de cette bataille, dans la région et au carrefour dit de « Kruiswege », des horreurs proférées par des troupes allemandes malmenées par les chasseurs ardennais sont survenues. Elles ont défié l’impensable. Le nom dit tout, « Kruiswege » est un endroit où un certain nombre de rues se rejoignent. Cela a fait de ce carrefour un endroit d’une grande importance stratégique pour bloquer l’avance allemande qui tentait d’encercler les troupes belges cantonnées sur la rive gauche de la Lys. Entre ce hameau et le village de Vink, les chasseurs ardennais ont offert une résistance acharnée aux avancées allemandes. Cachés dans les champs et les maisons, ils ont attaqué par surprise les troupes en mouvement, d’où les fausses illusions des allemandes qui croyaient que des citoyens les attaquaient aussi.
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Beaucoup de soldats allemands moururent. Devant ce lourd revers, l’atmosphère devint de plus en plus lourde et les allemands devinrent enragés
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Photographies historiques : Collection Peter Taghon & Vinkt, mai 1940.
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Voilà de quoi l’homme est capable !
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Le long de la route longeant la maison de ma tante Imelda, rue Cyrille Buysse à Nevele, dans le jardin et sur le toit de la maison, après la bataille, on retrouva les corps de plusieurs chasseurs ardennais qui ont donné leur vie pour que la Belgique puisse vivre et survivre. Il semblerait qu’un soldat d’Ouffet est tombé à cet endroit. Je ne connais pas son nom ! Il fut retrouvé en face d’une des petites fenêtres juste en dessous du toit, en façade de la maison où il prenait en enfilade la rue Cyrille Buysse pour stopper l’avancée des fantassins allemands. Il l’a payé de sa vie. Honneur et gloire à ces valeureux soldats. Il faudrait faire une recherche sur les noms inscrits sur le monument aux morts d’Ouffet pendant la 2ème guerre mondiale.
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Le jour de la destruction de la maison familiale, ma famille a perdu tous ses souvenirs. Tout a volé en l’air et le reste a été emporté par des pillards. Lorsque le 31 mai ou le 1er juin au soir, papa est rentré de la campagne des 18 jours, il n’avait même plus un pantalon à se mettre
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En juin 40, tout le matériel de la société Depauw était disséminé aux quatre coins de la Flandre. L’invasion allemande emporta tout sur son passage. Pour la deuxième fois en moins de 20 ans, comme en 1914, l’Allemagne ruina ma famille. Après la destruction de la maison familiale de Landeghem, mes grands-parents se réfugièrent dans leur maison à Lessines ensuite au château de Zomergem qu’ils louaient pour les mouvements de jeunesses et enfin à Tournai dont je n’ai pas le moindre souvenir. J’ai réuni quelques photos de toutes ces maisons et de cette époque datant de 1934 à 1946.
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Après la mort de mon grand-père en janvier 44 au château de Zomergem, ma grand-mère, ses deux filles, Laure et Maria ainsi que Marie-Rose, orpheline depuis sa naissance, résidèrent encore quelques temps dans la maison de Tournai jusqu’en 1948. Elles élurent ensuite toutes les quatre, domicile à la cure de
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Maubray, l’oncle Léon y fut nommé curé. Mon cher oncle Léon fut retiré du collège de Kain par son évêque parce qu’il était assez avant-gardiste pour son époque et qu’en plus, il n’était pas toujours très diplomate avec sa hiérarchie religieuse. Léon avait le malheur de défendre la classe ouvrière assez malmenée par les gros capitalistes aristocratiques chrétiens qui n’appliquaient vraiment pas l’encyclique de Léon XIII. Son évêque Carton de Wiart, issu d’une famille nobiliaire, rattachée à la grande industrie, pensa enterrer ce trublion gauchiste dans un petit village perdu à la frontière française. Dans ce village très isolé, quasi inaccessible sans un guide chevronné, il y débuta sa carrière de curé en enterrant tout d’abord un pendu et ensuite un noyé. Le seul avantage de résider dans cette paroisse était la jouissance d’une magnifique cure entourée d’un grand mur.
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Avant lui, deux autres curés l’avaient déjà précédé dans cette terrible paroisse et s’étaient aussitôt enfuis après deux ans de sacerdoce. L’ambiance anticléricale était notoire et connue à cent kilomètres à la ronde. Tout de suite, Léon se heurta à une partie de la communauté paroissiale. De plus son dynamisme de rénovateur iconoclaste ne plaisait pas aux quelques rescapés du catholicisme local. Cela lui valut quelques nouveaux ennuis. Avec le temps qui va, tout finit par s’apaiser mais Léon, de rénovateur finit par devenir conservateur bien qu’il fut un des tout premiers curés à porter le clergyman. Son apostolat dans ce village prit fin après 53 ans de bons et loyaux services à sa sainte Mère l’Eglise avec laquelle pourtant, il eut plus d’un oignon à peler.
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Ma grand-mère paternelle est morte en Flandre à Nevele chez son fils Adhémar le 25 mai 1962 un jour où elle rendait visite à son petit-fils Sylvain, gravement handicapé. Ce jour-là, quelques heures avant sa mort, ma grand-mère a reçu la toute première et toute dernière piqûre de son existence. Aux environs de ses 18 ans, Sylvain avait contracté une très lourde sclérose en plaque qui l’a laissé grabataire jusqu’à sa mort à l’âge de 56 ans, soit 38 ans de souffrance. Lorsque nous lui rendions visite à Nevele, nous jouions aux cartes toute l’après-midi. Marie-Thérèse lui tenait les cartes et il désignait de la tête celle qu’elle devait jeter sur la table.
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La première entreprise de mon père
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Entre 1933 et 1937, papa travailla pour son frère Adhémar, directeur de l’entreprise familiale. Papa devait souvent s’absenter parce qu’il était régulièrement rappelé sous les drapeaux pour cause d’alertes de guerre ; 1936, 1937, 1938 et 1939-40. Par la suite, pour se séparer d’oncle Adhémar et être totalement indépendant, papa fonda sa propre entreprise de fabrication de matériaux de construction : blocs, tuyaux, bordures en béton qu’il revendait pour construire les routes et les ponts et pour les particuliers. Sa sœur, tante Maria lui servait de secrétaire et tenait les comptes. A son retour de la campagne des 18 jours, papa repris ses activités de fabricant de matériaux de construction. Ensuite en 1945, ce fut l’exode en Wallonie pour une nouvelle aventure : l’ouvert de la carrière d’Ouffet.
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===La famille de ma mère===
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Comme tous les enfants du monde, j’ai aussi eu une maman. Ma mère « Henriette » est née à Gand, en pays flamand, le 22 mai 1911. (Décidément, le mois de mai est très fertile en évènements). C’était l’aînée d’une famille de 4 enfants. Je ne connais pas précisément l’endroit où elle est née.
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Son père, Pierre-François d’Hooghe, était géomètre, employé dans les chemins de fer vicinaux. (Mon grand-père tenait au petit « d » apostrophe comme à la prunelle de ses yeux). L’arbre généalogique des d’hooghe remonte jusqu’au 13ème siècle et montre que certains des ascendants sont d’origines nobles et ont occupé des postes importants notamment à la Ville de Bruges vers 1400 et en Hollande comme seigneurs, échevins et commerçants. Cela vaudrait la peine de faire une recherche complète. Je suppose que c’est pour des raisons nobiliaires que mon grand-père tenait à son petit d.
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Pierre-François d’hooghe est né à Zelzate près de Gand, le 20 février 1887, aîné d’une famille de 9 enfants. Voilà à quoi ressemblait Zelzate au début du siècle. (Voir les photos). On peut s’étonner des différentes manières orthographier ce village. Le village de Zelzate était déjà relié à la mer par le canal Gand-Terneuzen. Son port recevait des navires de mer. Il disposait de ponts mobiles qui furent tous détruits pendant la première guerre mondiale. Ce port deviendra très important par la suite pour la sidérurgie gantoise.
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Malgré ses indéniables origines flamandes, mon grand-père a vécu une grande partie de sa jeunesse en France. Son père, mon arrière-grand-père, était employé comme géomètre dans une entreprise de construction qui travaillait essentiellement sur des grands chantiers français. Il construisait des ports et battait les palplanches. D’après ce qui nous a été dit, cet arrière-grand-père participa aussi à la construction du fort de Boncelles, point stratégique de la barrière militaire dressée contre l’Allemagne dans la vallée de la Meuse
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Pierre-François d’hooghe vouait une admiration sans borne au génie français. Il avait la nostalgie de sa jeunesse passée au bord de la Loire. Chaque fois que nous allions chez lui à Gentbrugge, il nous faisait écouter la radio ou la TV de Lille qu’il captait assez facilement dans le plat pays flamand. Peut-être m’a-t-il transmis cet amour immodéré que je porte à la France.
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Au début du 20ème siècle, l’industrie étant en pleine expansion, on plaçait des lignes de chemin de fer (écartement de 144 cm) et de vicinaux (écartement de 100 cm) à travers toute la Belgique. Comme responsable de travaux, mon grand-père devait suivre l’avancement de la pose des voies. Ma mère a donc dû déménager de nombreuses fois : Gand, Ath, Seraing, Quevaucamps, Gand. Chaque fois, c’était un drame, car elle devait quitter ses amies. Comme on ne parlait pas encore de frontière linguistique, on passait facilement d’une région à une autre. C’est ainsi que maman a appris le flamand lorsqu’elle avait déjà douze ans sur les bancs de l’école de Gentbrugge. Lorsqu’il déménageait, mon grand-père choisissait tout seul la nouvelle maison et lorsque la famille arrivait avec la charrette de déménagement, c’était une vraie surprise.
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Dans son jardin, il marchait en sabot et lorsqu’il mangeait son pain gris, sa moustache gigotait d’un côté à l’autre de sa bouche. A table, il découpait son fromage avec un couteau de poche qui lui servait aussi à couper les choux de ses lapins. Il avait toujours l’attitude d’un protestant calviniste qui avait peur de la damnation éternelle ! Cette anxiété maladive, la peur de Dieu et de la mort ont marqué son caractère et celui de ma mère. (Elle redoutait par-dessus tout la mort, pauvre maman ! Elle voulait d’ailleurs devenir centenaire pour reculer au maximum l’échéance fatidique.)
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Lorsque nous logions chez lui, le soir, avant de nous coucher, mon grand-père nous obligeait à l’écouter réciter toute une kyrielle de prières qu’il lisait au dos d’images pieuses et auxquelles ma grand-mère répondait par mono syllabes. Je me souviens d’ailleurs très bien d’un des passages de ces horribles litanies que ma tante Laure déclamait, elle aussi, haut et fort, lorsqu’elle priait : « Ils ont compté tous mes os ». Je ne sais pas à quoi cela se rattachait, mais j’en avais froid dans le dos : compter tous mes os, rendez-vous compte de l’effet de cette prière, il n’y avait rien de tel pour nous remonter le moral. Nous guettions le moment où il tournait la dernière image. C’était le signal tant attendu ou nous pouvions nous échapper et monter nous coucher. Toutes ces prières lui ont-elles ouvert les portes du paradis ? Dieu seul le sait !
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Ma grand-mère maternelle, Marie-Louise Versyp, était une vraie flamande, née à Evergem, le 4 mars 1888 d’une famille très nombreuse. Beaucoup de ses frères et sœurs sont morts très jeunes de la tuberculose, grande mangeuse d’hommes. On la voit ci-dessous en 1902, en haut à droite de la photo avec ces frères et sœurs, les seuls survivants de ce carnage tragique. A cette époque, appartenir à une famille touchée par cette terrible maladie était une tare. C’était une sorte d’infamie qui éloignait les candidats au mariage. De mes arrière-grands-parents maternels, je ne sais pratiquement rien. Sur la photo, ils semblent tout de même bien habillés. Il y avait une différence d’âge d’environ 16 ans entre ma grand-mère et sa plus jeune sœur « Suzanne ». (Assise sur les genoux de mon arrière-grand-mère). Comme ma grand-mère Marie-Louise Versyp s’est mariée relativement jeune, cette tante Suzanne avait pratiquement le même âge que ma mère. Elle venait régulièrement nous rendre visite à Ouffet.
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Plus tard, cette grande tante ouvrit un hôtel à Wevelgem près du célèbre vélodrome. Ce restaurant avait un succès colossal. Elle y recevait tous les grands coureurs de l’époque. Tante Suzanne était un vrai cordon bleu très dynamique. Elle compensait son stress en buvant un casier de bière par jour. Lorsqu’on lui rendait visite, on partait en tram depuis Gentbrugge. Nous allions rouler sur la piste du vélodrome et l’on s’amusait à remonter les virages très pentus comme le faisait les grands champions de l’époque. Après avoir roulé sa bosse à travers le monde entier, son fils Éric a lui aussi ouvert un très bon restaurant à Zelzate. Ça renommée était telle qu’il y a fait fortune.
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Je n’ai pas un très bon souvenir de ma grand-mère maternelle. (Un tel langage ferait probablement beaucoup de peine à ma mère mais c’était la dure réalité de mes sentiments d’enfant). Lorsque je l’ai connue, elle était déjà impotente et elle se déplaçait au moyen d’une tribune (en wallon, un gadot). Elle ne riait pas beaucoup et était devenue très amère. Sa vie n’a pas été des plus joyeuses. Elle a subi deux guerres et la mort de ses frères et sœurs. Très influencée par les ukases de l’Eglise qui dictait la conduite de chacun par des déclarations tonitruantes du haut des chaires de vérité, elle pensait toujours à l’enfer. Pendant longtemps, j’ai cru dur comme fer qu’elle avait deux derrières, un comme tout le monde sous sa jupe et l’autre sur sa poitrine. Comme elle était très corpulente, elle avait d’énormes nichons. Son corsage était souvent entrouvert laissant apparaître une grande fente entre ses deux seins, gros comme des cuisses. Tout petit, j’imaginais et je jurais dur comme fer que c’était un deuxième derrière. C’est mon cousin Pierre plus âgé et un peu plus futé dans l’anatomie des femmes qui m’en a dissuadé. Elle est morte le 17 août 1959.
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Dans leur vieillesse, mes grands-parents maternels se sont fixés définitivement à Gentbrugge, dans la proche banlieue de Gand. C’était une grande maison (ils en étaient propriétaires) mais assez lugubre, en retrait de la route et encastrée entre deux énormes pignons de briques noirâtres. Malgré sa proximité du centre de Gand, elle disposait d’un énorme jardin. Le long d’un des murs d’enceinte, mon grand-père élevait une kyrielle de lapins et dans le fond du jardin, des poules en grand nombre.
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Géomètre de profession, son métier avait fortement détint sur son caractère. Extrêmement mais bêtement méticuleux, chaque fois qu’il alimentait ses lapins, il pesait la nourriture afin qu’aucun d’entre eux ne puisse être jaloux de son voisin. Lorsqu’il nous donnait un morceau de chocolat Martoujein, (ce qui était rarissime) pour garantir l’équité entre ses petits-enfants, il utilisait une latte graduée pour couper les morceaux. On recevait ainsi exactement la même portion. Pour nourrir toute cette myriade de bestioles, (pas nous tout de même) il cultivait des choux.
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J’ai souvent attrapé des papillons blancs dans les larges feuilles de ces choux où ils y pondaient leurs œufs. Pourtant j’hésitais à me faufiler entre les lignes pour les capturer, car bien souvent, je marchais dans de la merde. Mon grand-père avait la fâcheuse manie d’étendre des litres de purin sur ces plantations. Il avait la très désagréable habitude de récupérer le précieux liquide de sa fosse septique. Quelques jours avant notre arrivée, il la faisait systématiquement vider par un des frères de ma grand-mère. On aurait dit qu’il le faisait exprès. Cette odeur nous écœurait et nous transperçait, elle était terrible et je ne comprenais pas pourquoi il s’entêtait ainsi à vouloir coûte que coûte récupérer ce jus brunâtre au moyen d’une grande louche munie d’un long manche en bois. Une fois, j’ai assisté à l’opération. Le frère de ma grand-mère qui ressemblait à un grand diable filiforme, (il était tuberculeux) s’acquittait de cette tache contre monnaie. Il puisait le liquide poisseux au moyen de la grande louche. Le liquide dégoulinait le long du manche puis sur ses mains. Ensuite, il remplissait une cuve en fer blanc qu’il déversait entre les lignes des choux de mon grand-père.
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Comme il était très maniaque, tout était rangé avec un ordre digne d’un pharmacien, les clous triés par dimensions dans des vieux bocaux à sucres d’orge, les marteaux, les scies et les rabots placardés sur le mur en face de l’établi. Comme il entreposait les grains et les tourteaux de ses poules dans la remise, il y avait une odeur assez particulière comme celle que l’on renifle dans les meuneries.
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J’aurais tant aimé jouer dans son atelier, mais jamais il ne m’a autorisé à utiliser le moindre de ses outils, sauf à mon frère Paul dont il était le parrain, à qui il permettait absolument tout. Un jour, Paul s’était mis en tête de construire un train composé de planchettes qu’il clouait les unes derrière les autres sur une bonne vingtaine de mètres. Son montage n’avait pourtant ni queue ni tête mais il s’amusait follement à assembler deux planches par un clou. Je vois encore mon grand-père, muni de son bonnet gris, lui donner les clous et le marteau. Il allait lui-même chercher les planches dans la remise mais moi, j’étais totalement exclu de ses préoccupations. Lorsque Paul avait terminé son boulot de charpentier, mon grand-père François (Il se faisait appeler ainsi plutôt que par son vrai prénom Pierre-François) déclouait chaque planche, redressait chaque clou. Ensuite, il replaçait chaque élément à sa place. Trois semaines après sa mort, tout fut pourtant vendu à un brocanteur pour une bouchée de pain !
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Il possédait aussi quelques poiriers et cerisiers. Les poires étaient excellentes, mais pas les cerises. C’étaient des griottes du Nord, extrêmement sures. Malgré l’abondance des fruits, nous ne pouvions pas y toucher. Je me rappelle qu’une fois, ma sœur Colette avait cueilli une de ses poires malgré l’interdiction. Elle fut punie comme si elle avait arraché le cœur de mon grand-père. Moi, je ne me suis jamais privé de lui piquer ses poires et ses cerises. Puisqu’il ne voulait pas me les offrir, je les lui prenais sans rien dire ni demander. Pourquoi était-il comme cela ? Je pense que nous dérangions la tranquillité de sa vieillesse et que la fin de vie de ma grand-mère, totalement impotente, le rendait amer. Pourtant, pour ma communion solennelle, il m’a écrit une très belle carte pleine de tendresse ! Je la possède toujours et lorsque je la relis, je comprends beaucoup mieux son état d’esprit et tout ce qu’il a enduré.
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Ma mère aimait retourner chez ses parents. Nous leur rendions visite environ une fois par mois. Pourtant c’était une véritable expédition. Nous partions le samedi soir dès que papa avait terminé à la carrière (à cette époque les ouvriers travaillaient encore le samedi après-midi). Juste après les bains, nous montions tous les neuf dans la Chevrolet rouge, trois devant et six à l’arrière, blottis comme nous pouvions, une fesse sur la banquette l’autre dans le vide. Parfois, maman prenait le dernier-né sur ses genoux ou le plus remuant de tous, le petit Paul. Lorsqu’il s’énervait, il lui arrivait de botter dans la portière avec ses petits souliers. On finissait toujours par tous nous caser pourvu que la portière soit fermée. Il n’était pas question d’arrêt pipi en chemin, tant pis pour celle ou celui qui était incapable de se retenir. C’est probablement comme cela que j’ai pu développer une grande capacité urinaire et je ne le regrette pas. Au retour, en saison, on s’arrêtait à Overijse pour acheter du raisin.
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Malgré la grande célérité de notre conducteur, le voyage durait deux heures et demie et, parfois, plus lorsque la route était mauvaise. Pour augmenter la place disponible, il arrivait que nous installions Paul sur la lunette arrière de la voiture. Il dormait ainsi une bonne partie du trajet, couché de tout son long sur le plancher supérieur. Dès que nous arrivions dans la région d’Alost et que nous traversions le pont de la Dendre, je sentais l’odeur typique de la Flandre, l’odeur du lin immergé dans l’eau flétrie. C’était un des points de repère du voyage. Après ce long chemin, nous arrivions à destination aux alentours des 9 heures du soir. Je ne sais pas si nous étions attendus avec enthousiasme car lorsque nous débarquions ainsi, il faut dire que nous squattions toute la maison. Nos grands-parents n’étaient vraiment pas d’agréables amphitryons pour leurs petits-enfants. Dès notre arrivée, nous nous installions à table pour consommer l’inévitable babeurre flamand, sorte de lait battu que nous assaisonnions avec de la cassonade. C’était infect et je le digérais difficilement. Nous étions obligés de tout avaler sans coup frémir. Mon grand-père prétendait mordicus que c’était très bon pour la santé ! Jamais nous n’avons eu autre chose que ce terrible lait battu. Ah ! Si, quelques fois, le babeurre était remplacé par un œuf à la coque issu du poulailler du grand-père.
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Lorsque nous logions chez eux, ce qui n’était pas facile puisque nous étions neuf et qu’il n’y avait que 4 lits disponibles, il fallait que je joue des coudes pour obtenir une place convenable où je risquais de pouvoir dormir un peu. Deux de ces quatre lits servaient pour les adultes et si vous savez compter, il restait deux lits pour coucher sept enfants ? (Six lorsque Pierre, le cadet, n’était pas encore né). Nous dormions donc tous dans la chambre de devant, quatre dans le grand lit et trois dans le plus petit. Le grand lit était très haut et il fallait éviter d’en tomber pendant la nuit. La meilleure place était celle du milieu. On y avait bien chaud, le seul inconvénient, c’était d’éviter le coup du pompier, une de mes spécialités et aussi celle de mon frère Paul. Comme nous dormions profondément, nous oubliions de temps à autre de prendre nos précautions avant de dormir. Lorsqu’il m’arrivait de m’épancher ainsi, je rêvais tout simplement que je faisais pipi dans le jardin ou contre un mur. Quand je m’apercevais de ma méprise, il était trop tard. Si le voisin ou la voisine ne se réveillait pas, tout allait bien jusqu’au lendemain matin, sinon, c’était le branlebas de combat à travers toute la chambrée et cela se terminait par une bonne fessée lorsque maman changeait les draps. De plus, il n’y avait pas de toilette en haut et nous devions lâcher nos petits besoins dans un grand sceau commun. Pour les gros besoins, il fallait se retenir jusqu’au matin car les toilettes (si on se permet de les appeler ainsi) se trouvaient dans la cour juste au-dessus de la fameuse fosse septique où, par nos généreux apports, nous contribuions à l’engraissement des légumes du grand-père. Je me souviens aussi très bien du grand lit qui disposait d’anneaux montés sur axes qui pouvaient tourner sur eux-mêmes lorsqu’on leur imprimait un violent mouvement de rotation. Il y avait également des boules de cuivre vissées au moyen de tiges filetées que je démontais et remontais lorsqu’il fallait tuer le temps.
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Dans le couloir, à côté de chaque chambre, il y avait un bénitier. Pour entrer ou quitter la chambre nous devions prélever de l’eau bénite et faire le signe de croix. Si nous oubliions, le grand-père nous renvoyait à l’étage pour nous signer. (Moi, je n’oubliais jamais. Ce pieux mensonge m’évitait un aller-retour dans l’escalier). Le dimanche matin, nous allions à la grand-messe à l’église paroissiale, là où ma mère avait été dirigeante de patronage pendant de nombreuses années. La messe était célébrée en latin et les homélies en un flamand incompréhensible. Le curé reniflait continuellement et débitait une suite interminable d’incantations des plus criardes. Parfois, à la maison, j’imitais les sermons de ce chapelain en débitant toute une kyrielle de mots flamandisés, attachés les uns aux autres par des « ja, nee dus », ce qui faisait rire tout le monde. A l’époque, j’étais persuadé que je parlais vraiment flamand.
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Dans cette église, comme je ne comprenais pratiquement rien, je m’ennuyais profondément et je décomptais les secondes à l’horloge du chœur. Pourtant, lors d’une cérémonie d’une lugubre fête de la Toussaint, j’ai bien cru que nous étions devenus millionnaires. Comme mon frère Paul ne supportait pas mieux que moi toutes ces litanies, pour s’occuper, il fouillait systématiquement tout ce qui se trouvait à portée de sa main si bien qu’en ce beau jour d’allégresse, il découvrit dans la paille de sa chaise un objet très étrange, une espèce de petit picot, doré sur sa face arrière mais, très brillant sur sa face avant. Avec la pointe, Popol traçait des lignes dans le vernis de la tablette supérieure de sa très inconfortable chaise pour laquelle on devait s’acquitter d’une taxe d’un franc prélevée par une vieille fille en bas de laine et tablier noir. (Un vrai remède contre l’amour). Pendant tout l’office, on entendait résonner les piécettes que cette vieille et aguichante dévote enfouissait dans la poche ventrale de son tablier noir un peu comme un kangourou. (En Flandre, c’est fou ce que l’on remuait de l’argent dans les églises. Pour la collecte, on passait avec trois paniers en toiles emmanchés sur trois cannes en bois. Pourquoi trois plutôt qu’un seul ?) Tout d’abord, je n’ai pas prêté attention à la découverte de mon frère puis, intrigué, je m’y suis fortement intéressé car je soupçonnais l’affaire du siècle. En rentrant au domicile des grands-parents, nous avons exhibé, à tout le monde, le résultat des fouilles de mon frère. Était-ce un brillant tombé d’une bague ? Un diamant ? Un vrai ? Ce fut l’excitation du jour. Papa, en grand spécialiste, voulut rayer un morceau de verre car d’après son expérience, seul le vrai diamant est capable de réaliser un tel exploit ! L’essai fut malheureusement infructueux. Notre découverte fut bientôt réduite à néant, car nous n’avions trouvé qu’un diamant de pacotille.
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===Autres souvenirs de Gentbrugge===
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Lorsque nous étions là, de temps à autre, nos parents nous obligeaient à aller dire « un petit bonjour » (qui durait toute une après-midi) à un vieux curé, l’abbé De Wolf, (en français : Le loup), l’ancien vicaire de la paroisse de Gentbrugge pour qui maman fut, pendant de longues années, le bras droit et la dirigeante en chef du patronage. A mon avis, ce vieux grincheux jouait le rôle de directeur de conscience de ma pauvre mère. (Ce qui, pour moi, était un très mauvais choix. Je ne me suis jamais inscrit dans ce genre de comédie, Dieu merci.) Ce loup n’était pas solitaire, il vivait avec sa vieille servante Zulma, une vielle fille à barbe, insupportable, qui n’aimait pas les enfants. Ensemble, ils formaient un vieux couple et maintenant, avec le recul, je pense sincèrement, qu’il en était bien ainsi. Papa et maman faisaient pourtant semblant de ne pas le savoir. Fermaient-ils volontairement les yeux où étaient-ils naïfs à ce point ? Je n’étais pas dans leurs confidences. Ils ont d’ailleurs toujours agi comme cela lorsqu’ils étaient confrontés aux dures réalités de la vie sexuelle des hommes d’Eglise. Ils masquaient cette vérité criante par leurs propres convictions. Leur foi était tellement profonde et comparable à celle du charbonnier que papa et maman engrangeaient comme « argent comptant » ou plutôt comme « parole d’évangile » tout ce qui était dit par les autorités religieuses. Ils ne voulaient ou ne pouvaient jamais voir en face ce type de réalité sociale. Leur foi l’interdisait. Pas une seule fois dans leur existence, ils n’ont voulu mettre en doutes l’honnêteté ou la probité des gens d’Église ainsi que le pouvoir clérical qui y était associé. On sait ce qu’il en est advenu avec la pédophilie !
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A l’époque, ces deux vieux vivaient dans une énorme cure entourée d’un magnifique jardin rempli d’arbres fruitiers, un vrai paradis terrestre entretenu gratuitement par un jardinier dévot. (C’est fou le nombre de bigots serviles que l’on pouvait trouver en Flandre acceptant de se couper en quatre pour obtenir les faveurs de l’Église en espérant ainsi sauver leur âme des affres de l’enfer. Ils obtenaient ainsi des grâces plénières, par exemple, cent jours de remise de peine au purgatoire pour avoir récité un rosaire. On ne trouvait pas une telle dévotion dans la très socialiste Wallonie où les ouvriers clamaient haut et fort leur hostilité à la mainmise du pouvoir clérical). Théoriquement, le vrai plaisir d’avoir un tel verger est de pouvoir jouir de sa munificence en profitant des légumes et surtout des fruits qu’il produit. Pourtant, en observant l’attitude de mon grand-père et celle du bon curé De Wolf, on pouvait croire que c’était une manie flamande que d’interdire de manger les fruits du jardin comme la bible l’imposa à Adam et Ève au jardin d’Eden. Peut-être qu’en se privant ainsi, les pécheurs que nous sommes, se sanctifient. Je me souviens très bien d’une visite rendue par toute la famille à ce vieux curé et à sa vielle servante Zulma dans ce presbytère vers le mois de septembre. Le verger était rempli de pommes, poires, prunes et pèches par milliers. Malgré cette abondance pléthorique, nous ne pouvions rien prélever. Les fruits tombaient des arbres et pourrissaient sur le sol où les guêpes et les papillons proliféraient et se les disputaient. Je me souviens encore très bien d’une des réflexions de ce vieil avare : « Que vais-je faire de tous ces fruits ? » Nous étions sept, nous n’attendions que son feu vert pour nous régaler mais, nous n’avons jamais obtenu la moindre autorisation d’emporter quoi que ce soit. De leur côté, papa et maman ne l’ont jamais incité à faire ne fut-ce qu’un petit effort pour nous permettre d’accéder à cette kermesse.
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Pourtant, pendant une de ces traditionnelles visites du jardin, véritable corne d’abondance, lorsque cette tendre Zulma s’en fut retournée dans sa grande cuisine et tandis que ce très cher abbé De Wolf discutait au salon avec mes parents, nous avons essayé de profiter de leur inattention commune pour prélever notre part de gâteau sans nous faire voir. Malheureusement, la cerbère Zulma, figée dans sa cuisine comme dans un mirador, veillait par la fenêtre pour nous empêcher de croquer les fruits défendus. Grâce à une stratégie de diversion organisée par Colette qui s’était arrangée pour distraire notre gardienne en argumentant qu’elle devait se soulager d’un gros besoin, nous sommes tout de même arrivés à nous rassasier des meilleurs fruits. Merci Colette, Dieu te pardonne.
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Toujours à l’occasion de cette très agréable visite, j’ai pu découvrir, pour la première fois une soi-disant télévision en couleur. Comme dans la plupart des pièces de la cure, les enfants y étaient considérés comme persona non grata, Zulma nous cantonnait dans la cuisine. Pour nous distraire, pendant qu’au salon du curé De Wolf et nos parents sirotaient des apéritifs en échangeant leurs idées sur des principes philosophiques liés à la politique du moment où, peut-être, mieux encore, le curé de Wolf profitait-il de cette visite pour confesser les nombreux péchés de la chair de mes parents, (nous ne le saurons jamais), Zulma nous avait installés en face de la télévision. Devant l’écran noir et blanc, elle avait placé un panneau transparent mais coloré, ce qui donnait une légère touche de couleurs jaune bleu aux images. Personnellement, je n’étais pas du tout convaincu de la valeur de la technique, mais Colette et Paul prétendaient mordicus que c’était bien de la couleur. Ils se contorsionnaient sur leur chaise dans tous les sens pour apercevoir les nuances jaunâtres du panneau. Ils pensaient, dur comme fer, avoir assisté à la première projection de tv couleur de leur vie. Cela faillit tourner en dispute mais Françoise toujours anxieuse de notre comportement insistait pour que nous restions bien sagement assis sur notre chaise sans faire d’histoire. Marie-Louise, comme d’habitude, pestait de devoir rester ainsi enfermée dans une cuisine tout un après-midi alors que le cher curé De Wolf ne s’occupait absolument pas de nous.
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Revenons un instant à la vie de mes grands-parents maternels. Comme je l’ai dit, elle n’avait pas été très rose : deux guerres, morts des frères et sœurs en bas âge, fin de vie difficile. De plus, en 1919, ce couple avait perdu un enfant tombé par mégarde dans une bassine d’eau bouillante (le petit Élie) mort deux jours plus tard de ses brûlures. Le jour de l’accident, en rentrant de son travail vers six heures du soir, mon grand-père fut averti de la terrible nouvelle par son autre fils Antoine venu à sa rencontre devant la barrière de la maison. Mon grand-père fut tellement saisi qu’il tomba en syncope devant le seuil de la maison. Antoine qui n’avait que 5 ans, fut marqué à tout jamais par cette terrible scène. Toute sa vie, il fut hanté par cette vision de désolation et resta à tout jamais, soucieux à l’extrême de la sécurité de ses proches. Tout jeunes, nous ne comprenions pas ce genre d’anxiété maladive et ce n’est que bien plus tard, lors d’une réception d’enterrement que l’on m’a raconté la scène. Comme quoi, il ne faut jamais émettre d’avis péremptoire sur l’attitude de certaines personnes devant des situations dramatiques.
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Mon grand-père avait un souvenir amer de ce terrible accident. Je pense qu’il en imputait (peut-être) une part de responsabilité à son épouse. Cinq ans plus tard, ils conçurent pourtant un cinquième enfant, un fils qu’ils appelèrent une nouvelle fois Élie en souvenir du petit disparu.
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La seule vraie attraction de cette maison était la télévision, très peu répandue à l’époque. (Cela coûtait une vraie fortune). La famille l’avait offerte à mon grand-père à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, un peu avant l’exposition universelle de Bruxelles de 1958. L’antenne externe permettait de capter la TV lilloise dont Léon Zitronne était le présentateur vedette. J’ai ainsi pu suivre toute la politique française et les conférences de presse du Général de Gaule ainsi que les images de la guerre d’Algérie, l’élection de Kennedy, la crise de Cuba, la fuite des belges du Congo, Lumumba et tous ses acolytes qui nous voulaient tant de bien. Nous aimions aussi regarder les cowboys et les indiens ou encore les films de guerre, « les bérets rouges ou verts » et autres navets que l’on projetait à tour de bras pour meubler, en période creuse, quelques heures d’émissions.
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Parfois, notre grand-mère qui aimait bizarrement le catch nous laissait voir ces combats chiqués. (Rêvait-elle d’un Rambo ?). Mon grand-père était furieux, il disait : « C’est un spectacle de voyous et de gueux ». Le soir lorsqu’ils étaient couchés, depuis notre lit, nous les entendions maugréer longuement, une sorte de bruit de confessionnal, puis quelquefois, ils se disputaient pour biens d’autres sujets qu’un match de catch. Comme la discussion devenait quelques-fois scabreuse et que le ton montait, mes grands-parents se disputaient alors en flamand pour éviter que nous ne comprenions ce qu’ils se disaient de gentil puis, le lendemain, tout rentrait dans l’ordre comme si de rien n’était.
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Lorsque l’on vivait tous ensemble dans cette maison relativement grande, on restait pourtant cantonné à onze dans deux pièces communicantes, la salle à manger et le tout petit salon de devant, entassés sur environ 20 m2. Le dimanche après-midi, juste avant de retourner dans notre Condroz, on regardait le feuilleton mythique de « Furie, cheval sauvage », assis, comme on pouvait, les plus chanceux, dans un grand canapé en toile rugueuse, les autres, sur des chaises.
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Juste en face de leur maison, il y avait un boulanger et un épicier. De temps à autre, nos parents nous offraient une crème glacée. Comme nous étions très nombreux et qu’en plus de nos sept palais venaient s’ajouter les 4, 6 ou 8 langues de nos cousins germains, nous n’avions droit qu’à une seule boule perchée sur un tout petit cornet. Un jour midi, où nous étions particulièrement bruyants, notre oncle Antoine nous avait promis 5 francs si nous restions muets tout le repas, nous ne pouvions communiquer que par gestes. Comme nous étions tous parvenus à nous taire, nous avons eu deux boules au lieu d’une seule. Plus tard, ce boulanger a tout revendu et s’est installé le long de la digue à « La Panne » où paraît-il, il a fait fortune en moins de dix ans. (Papa aurait peut-être dû suivre son exemple, vendre sa carrière et de s’installer comme glacier à la côte).
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Dans les années cinquante, il y avait toujours des marchands ambulants qui circulaient avec des charrettes tirées par un ou deux chevaux très maigres. C’était de grosses carrioles assez carrées, fermées à l’arrière par une porte à deux battants. Chaque jour, le laitier déposait une ou deux bouteilles de lait comme en Angleterre. Lorsque nous étions là, il augmentait sensiblement la dose. La plupart du temps, dès que toute la famille était levée, nous ne cherchions qu’une chose : lever le camp. Parfois nous ne déjeunions même pas, tellement nous étions pressés d’aller jouer chez nos cousins germains qui habitaient à quelques centaines de mètres de là, à Ledeberg, dans la toute proche banlieue de la ville de Gand.
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Les rares moments de gaité dans cette maison sont dus à la présence de ma marraine, « tante Antoinette », la sœur cadette de ma mère. Elle était devenue américaine par son mariage avec « Oncle Joe Jenkyns », un ancien officier de l’U.S Nævi débarqué en Europe en juin 44, un des plus jeunes officiers américains portant le grade de capitaine. Dans le port anglais de Southampton, près de Londres, il supervisait le chargement des bateaux de munitions destinées au front. Joe débarqua en Normandie le 16 juin 44 pour superviser l’approvisionnement des armées. Le piètre Montgomery se battait pour Caen qu’il prit d’ailleurs bien plus tard alors que Patton perçait les lignes allemandes. Par la suite, après la dure bataille pour ouvrir l’estuaire de l’Escaut et permettre aux alliés d’utiliser les ports d’Anvers et Gand, Joe est devenu capitaine en chef du port de Gand à moins de 26 ans. Ce grand port servait à approvisionner les troupes américaines le plus près possible du front.
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Comme à l’époque, ma marraine faisait de la résistance et qu’elle connaissait parfaitement l’anglais, à la libération de Gand, elle était devenue interprète de ce très grand et très bel officier. Elle en était devenue follement amoureuse (alors qu’il était déjà marié). Cette liaison tapageuse avait eu comme conséquence de provoquer la colère et le désespoir de mes grands-parents. Leur fille vivait dans le péché ? En 1948, Antoinette était partie rejoindre oncle Joe aux U.S.A. et l’avait épousé, malgré l’opposition formelle de ses parents.
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Lorsqu’elle revenait, (assez rarement), et que nous étions là, c’était la franche rigolade. Elle nous apprenait des chansons un peu hors du commun et nous décrivait la vie américaine. Elle nous apprenait à boire du Coca Cola et à chiquer des gommes à mâcher. J’ai encore en mémoire une de ses chansons : « Mon pantalon est déchiré et si ça continue on verra le trou de…mon pantalon est déchiré ». Ou encore : « Lorsque j’étais petit je n’étais pas grand, je montrais mon cul à tous les passants… », je n’ose pas terminer.
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En 1952, oncle Joe, très proche d’Eisenhower puisqu’il l’avait connu pendant la guerre, fut appelé par le nouveau Président a travaillé comme conseiller (avocat) à la Maison Blanche. Il faisait partie des conseillers qui assistaient le Président Eisenhower lors de conférences dans le bureau ovale de la Maison Blanche. Il a ainsi rencontré les grands personnages politiques de l’époque. Il a même dansé avec la princesse Paola lors d’une réception officielle du prince Albert à Washington. Tout en dansant, il lui a même expliqué qu’il avait épousé une belge de Gand et qu’elle lui avait appris le français.
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A l’arrivée de Kennedy en 1960, il fut déboulonné par les démocrates. Ensuite, il est entré dans un cabinet d’avocats à Dallas. Comme pendant la guerre, il avait attrapé un gros penchant pour la divine bouteille, il est mort relativement jeune en 1976. Pourtant, c’était un mormon de San-Lac-City, (ils ne peuvent pas boire d’alcool), fils d’une famille de huit enfants mâles dont sept ont participés à la guerre 41-45 sur des porte-avions dans le Pacifique et en Europe dans les ports ou sur des convoyeurs de bateaux. Ils étaient tous dans la marine et ils sont tous rentrés sains et saufs aux USA. Oncle Joe est enterré à Washington au cimetière de Darlington, dans la pelouse des anciens combattants, pas loin de Kennedy. Il est venu nous voir deux fois. Avec lui, Suzanne et moi, nous avons visité la principauté de Monaco et Monte-Carlo où nous avons joué au casino. Très cool comme seuls les Américains savent l’être, il n’aimait pas la manière de conduire des européens. Ils les considéraient comme très agressifs. Pour le peu que je l’ai connu, je garde un très bon souvenir de lui. Ce fut aussi un grand soldat.
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En Flandre, les habitudes culinaires étaient assez différentes des Wallons. A Ouffet, le chicon et aussi l’asperge étaient des légumes peu connus des habitants et impossibles à trouver en magasin si bien que nous n’en mangions presque jamais. Par contre, en Flandre, les menus étaient souvent agrémentés de chicons (Witloof) et d’asperges. En saison, tous les Gantois ne mangeaient que cela.
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Lors d’un repas de midi, on me servit des délicieux chicons cuits au beurre. Dès la première bouchée, mon délicat palais refusa tout contact avec cet aliment qui à l’époque était extrêmement amer (bien plus que maintenant) si bien que je refusais d’en avaler une bouchée. Comme je n’étais pas un enfant docile, j’ai dû engager un épouvantable conflit contre mon grand-père, qui détestait qu’on lui tienne tête. De plus, il détestait le gaspillage et s’entêta à vouloir me faire avaler les dits chicons. Comme, bien entendu, j’avais du caractère, nous sommes entrés en conflit pendant tout une après-midi et un début de soirée. Je suis resté à table en sa compagnie pendant de longues heures alors que tout le monde était parti. Il voulait m’obliger à manger ce plat délicieux. C’était un vrai conflit de chefs, un vrai rapport de forces jusqu’à ce que l’un des deux, de guerre lasse, rende les armes. Au bout de 5 heures de tête-à-tête, sans l’ombre d’un compromis, mon grand-père me laissa filer au jardin sans que je n’aie dégusté ne fut-ce qu’une fourchette de chicon.
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Une des toutes dernière fois que je suis rentré dans cette maison, (Il y a toujours une dernière fois.), c’est à la mort de mon grand-père, le 20 mai 1961. Il gisait, tout endimanché dans le pet fesse de mon père, muni d’un plastron blanc amidonné, couché sur son lit de mort dans la belle pièce de devant, celle où l’on n’entrait, pour ainsi dire, jamais, tout au plus cinq ou six fois sur toutes les fois où je suis passé par là. Il y régnait d’ailleurs une odeur de moisi. Au moment de l’ensevelissement, au lieu de prendre le pet fesse de mon grand-père, le croque-mort avait saisi celui de mon père pendu dans la même garde-robe. Comme mon grand-père était deux fois plus corpulent que mon géniteur, je me demande comment le croque-mort a pu lui enfiler. En tout cas, personne n’est venu réclamer. Pour être conforme au protocole de l’époque pour un enterrement de première classe, papa a dû louer un habit et par la suite s’acheter un nouveau costume. En plus de ces frais inattendus, la famille a dû verser une somme astronomique (4500F en 1961) au curé de la paroisse qui se sucrait au passage et s’engraissait sur le dos et la mort de ses ouailles.
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Trois mois après son décès, la maison fut vendue à un promoteur, rasée et remplacée par un grand bâtiment à appartements. Comme quoi, il est bien futile de s’attacher démesurément aux biens matériels, on ne les possède jamais.
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A leur décharge, il ne faut pas oublier que mes ascendants directs ont tous connus deux guerres, que ces deux guerres furent très longues (plus de 9 ans) et qu’ils ont tous été marqués dans leur âme, dans leur chair et dans leurs biens, par la perte de leurs frères et sœurs, morts de maladies incurables. Malgré toutes ces souffrances, ils ont toujours relevé la tête pour que nous puissions jouir d’un avenir meilleur.
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Mes grands-parents maternels auraient pu être bien plus heureux qu’ils ne l’ont vraiment été. Lorsque l’on examine les différentes photos familiales, nous, leurs descendants, ne pouvons qu’admirer la réussite sociale de leurs enfants et maintenant de leurs petits-enfants. Leurs quatre enfants ont tous fait des études supérieures, ce qui était exceptionnel pour l’époque. Ils ont eu 16 petits-enfants, tous en bonne santé qui, eux aussi, ont relativement bien réussi. Toute cette famille est à présent disparue, ensevelie dans nos souvenirs, c’est pourquoi j’ai décidé de leurs redonner vie dans ce livre.
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Toutes les photos de famille exposées dans ce document ont été réalisées chez notre Oncle Elie, le frère cadet de maman, médecin généraliste à Gentbrugge. Lorsque nous étions reçus pour l’une ou l’autre fête, chaque fois, c’était tante Nelly, sa femme qui préparait les repas familiaux. On se rassemblait la plupart du temps chez elle.
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Nelly, fille d’un horticulteur gantois nous recevait comme des rois et nous invitait aux floralies gantoises. Grâce à sa famille, nous recevions des entrées pour les nocturnes de ce grand événement. Elle avait aussi à cœur de bien nous accueillir avec d’excellents repas. Lorsqu’il fut impossible de nous loger dans la maison familiale de nos grands-parents, elle nous hébergeait pendant plusieurs nuits. Je lui rends donc ici hommage pour sa grande générosité. Elle a eu cinq enfants dont deux vivent aux Etats-Unis à Dallas. Elle est malheureusement morte très jeune d’un affreux cancer qui l’emporta dans de terribles douleurs tant mentales que physiques car ses enfants étaient encore bien jeunes.
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===La rencontre de Papa et de Maman. (Telle qu’ils nous l’ont racontée)===
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Comme je vous l’ai déjà dit, après le transfert d’héritage de la carrière Deltenre-Brasse en 1933, oncle Léon fut ordonné prêtre en 1934. Comme professeur au collège de Kain, pendant les vacances scolaires, il jouissait de beaucoup de temps libre qu’il consacrait aux mouvements de jeunesse en organisant des camps de vacances. Pour pouvoir les accueillir, il avait loué, en Flandre, un grand château entouré d’un grand parc et muni d’un étang : le château de Zomergem. En juin 1939, l’intrépide Léon organisa une gigantesque fancy-fair pour tous les patronnés de la région Gantoise. Ma mère, dirigeante du mouvement de jeunesse de la paroisse de Gentbrugge avec à sa tête le très charismatique vicaire Wolf, (dont je vous ai déjà parlé) se rendit en tram à cette fête avec toute sa troupe de jeunes filles. (A l’époque, la mixité était prohibée.) Léon avait réquisitionné son jeune frère Jean (Papa avait 27 ans) pour tenir le stand de tir à la carabine à plomb. Maman (28 ans) voulait casser quelques pipes en porcelaine et n’y arrivait pas. Papa, âme charitable, lui apprit à tirer sur des pipes et par ricochet dans son cœur. Ce fut le coup de foudre. Ils tombèrent profondément amoureux l’un de l’autre. Je crois que le plus beau souvenir que j’ai de mon père et de ma mère, c’est ce profond amour qui les unissait. Papa aimait follement maman. (Je ne pense pas qu’il n’ait jamais aimé une autre femme. Ce fut son seul et unique amour). Ils s’embrassaient très souvent. C’était une très belle femme, grande et élancée avec un caractère bien trempé (trop même). Je ne sais pas si maman a eu d’autres amours de jeunesse avant papa. Ce mystère fera à tout jamais partie de ses secrets.
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Maman avait terminé des études secondaires supérieures de gestion où l’on mettait aussi l’accent sur les langues étrangères, ce qui était assez rare pour l’époque. En plus, elle était parfaite bilingue et se débrouillait en anglais et un peu en allemand.
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Elle travaillait comme comptable dans une usine de moulures de bois dans le centre de Gand où elle jouissait de l’estime de ses patrons.
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Il faut savoir que pendant près de dix ans, ma mère a rétrocédé l’entièreté de son salaire à ses parents pour payer les études de ses deux frères, Antoine (avocat) et Élie (médecin) et payer la maison de Gentbrugge. Il faut saluer ce très grand geste de générosité et d’abnégation envers sa famille. Lorsqu’elle s’est mariée, elle n’avait pour ainsi dire aucune économie malgré dix ans de vie active. Elle reçut tout de même de ses parents quelques meubles pour s’installer. Normalement, elle aurait dû obtenir une compensation pour son apport financier lors de l’héritage familial, mais comme chacun le sait, la générosité et la justice sont deux qualités très discrètes et, au moment du partage, cette promesse fut oubliée.
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Mon père a probablement eu une jeunesse bien plus heureuse que celle de ma mère. Il vivait sans soucis d’argent sauf pendant la guerre. Observez sa photo de ses onze ans, il est radieux. Chez les Depauw, on était plutôt optimiste de nature tandis que chez les d’hooghe, c’était le pessimisme qui l’emportait. Les quatre fils Depauw étaient assez sportifs. Ils étaient inscrits dans un club de sport et participaient comme leur père à des activités théâtrales.
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Mon cousin Wilfried a retrouvé dans ses archives un document des écoles chrétiennes de Lessines. En 5ème primaire, papa y a reçu un prix d’honneur et un livre promulguant l’amour fraternel, toute une éducation bien en rapport avec son temps : Dieu, famille, patrie, telle était la devise.
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Papa s’habillait toujours de la même manière comme sur la photo de son service militaire : pantalon bouffant et bottes de cuir. Sur chantier, Papa remplaçait simplement les bottes de cuir par des bottes en caoutchouc. D’après maman, il portait déjà cette tenue le premier jour de leur rencontre décisive au château de Zomergem. Maman faisait coudre sur mesure tous ses pantalons. Je ne l’ai vu en costume qu’aux grandes cérémonies où il ne pouvait pas faire autrement. De plus, il accrochait sa pipe dans le rebord de ses longs bas de laine et son mètre pliant dans une poche en fourreau cousue le long de sa cuisse. A cause de cette pipe, il s’est brûlé terriblement au mollet. Mal vidée, un bourrage de tabac brûlant était descendu dans sa botte. S’en apercevant trop tard, le brûlot de tabac avait perforé son gros bas et attaqué la chair. Cette terrible plaie a mis des semaines pour se refermer.
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===Souvenirs de guerre et autres précisions sur la rencontre de mes parents et leur mariage===
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Malgré ce grand amour, tout faillit être rompu par la guerre. En septembre 1939, à cause de la drôle de guerre Franco-allemande, (si l’on peut dire), papa fut, une nouvelle fois, mobilisé sur le canal Albert. Il faisait partie de la classe de 1931. Comme il était artilleur au 16 A, il avait appris à monter à cheval pour diriger les attelages. La photo de cette époque le montre sur son cheval à Elsenborm. Il était affecté à une compagnie d’artilleurs qui possédait 6 canons de 155 mm. Ceux-ci tiraient des obus de 30 kg à plus de 12 km. Ces canons étaient des rescapés de la grande guerre, usés jusqu’à la corde, car ils avaient déjà servi en 1918 sur l’Yser.
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Ils n’étaient donc plus de toute première fraîcheur. Ils étaient toujours tractés par des 6 chevaux de trait. En tout, papa a été mobilisé puis démobilisé quatre fois avant l’attaque du dix mai 40.
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En comptant son service et tous les rappels, il a certainement servi l’armée et son pays pendant presque trois ans. Déjà en 1938, il fut rappelé d’urgence de France pour monter la garde sur le canal Albert près de Bilzen pendant l’entrevue d’Hitler et Chamberland. Cette année-là, il était parti avec sa sœur Laure en tandem en pèlerinage à Lourdes pour remercier la Vierge pour une grâce obtenue. Marie aurait, semble-t-il, sauvé leur frère Léon atteint d’un abcès cancéreux ! Tout le monde le croyait perdu et exclu du monde des vivants à plus ou moins brève échéance. (Je vous signale qu’il a vécu jusqu’à 93 ans).
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Pendant la campagne, devenu observateur d’artillerie par un extraordinaire hasard, il dût prendre position sur le toit de sa propre maison, le 22 mai 1940, quelques heures avant qu’elle ne soit détruite, dynamitée par l’armée belge pour éviter qu’elle ne serve de point d’appui aux forces allemandes. Mon père fut un des derniers militaires à quitter Gand, déclarée « Ville ouverte ». Il assista au déploiement de la croix gammée sur le beffroi de la ville natale de ma mère. Pendant cette terrible campagne, maman lui a écrit plusieurs fois. Elle lui a envoyé sa photo et le petit mot que voici. C’est particulièrement émouvant. Il prit aussi position sur le clocher de Merelbeke où mon cousin Adrien d’hooghe est actuellement curé. Repéré par les Allemands qui subissaient les tirs de sa compagnie, il est descendu du clocher juste avant qu’il ne soit détruit par un obus d’un panzer ennemi qui entrait dans la ville.
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Pendant ce temps-là, Antoine, le frère de maman, lieutenant d’infanterie au 13éme de ligne défendait avec sa compagnie, un tronçon du front sur la berge gauche de la Lys. C’est là que l’armée belge avait décidé (assez tardivement à cause de la débâcle française, ce qui interdisait de stabiliser le front) de livrer une bataille d’arrêt contre les troupes allemandes commandées par Van Paulus, le fameux général qui fut par la suite battu à Stalingrad.
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L’histoire du combat de l’oncle Antoine, je vous la rapporte telle que lui-même nous la racontait lorsque nous l’écoutions religieusement décrire ce fait d’arme, les jours de communion solennelle ou à l’occasion d’une fête de famille lorsque les vapeurs d’alcool l’incitaient à libérer sa fougue oratoire. Voici à peu près ce que ce passionné de la littérature française, véritable pic de la Mirandole des auteurs français nous disait :
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« Le 22 mai 40, je fus aligné avec mes hommes le long de la berge gauche de la Lys sur une distance d’environ 400 mètres. Sur notre flanc droit, les hommes du génie avaient monté une passerelle pour permettre le franchissement de la rivière aux soldats belges qui se repliaient poursuivis par les avant-gardes ennemies. Cette passerelle était surveillée par une troupe indisciplinée. Pendant la nuit, les hommes qui devaient contrôler le retour des troupes, désertèrent en silence.
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(Parenthèse : D’après toutes les littératures militaires, entre le 23 et le 28 mai 1940, un grand nombre d’unités flamandes se rendirent à l’ennemi sans combattre. On estime qu’environ la moitié des troupes flamandes désertèrent. Oncle Antoine racontait que lors du transport de ses soldats vers le front, sur 3600 hommes, seulement 1200 sont arrivés à bon port pour monter en ligne. Tous les autres avaient fui. Ceux qui restaient, c’est parce qu’ils le voulaient bien. Pour les maintenir dans les wagons, il nous affirmait qu’il devait les menacer avec son pistolet de calibre 12 mm. Il nous disait même que son pistolet tirait des pruneaux gros comme le pouce mais qu’il ne s’en est pas servi car c’était peine perdue. Il n’a jamais nié ce fait historique et il en a été témoin. La désertion en masse des régiments flamands a provoqué la chute du front. Léopold III a capitulé le 28 au matin parce qu’il n’avait plus d’armée flamande et qu’il voulait éviter la scission de l’armée. Les pertes wallonnes furent très lourdes, surtout les chasseurs ardennais. Environ 52% des tués étaient wallons pourtant, ils ne représentaient qu’un tiers de la population.)
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Voici ce que disent d’ailleurs les archives militaires sur le 13ème de ligne d’Oncle Antoine :
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« Le 13 mai, les Allemands ont franchi la Meuse au sud de Houx. Le régiment se prépare au repli. Il se retire le 15 mai sans combattre. Le 16, il passe à Auvelais, Moignelée, Gosselies, Luttre. Le 17, il passe par Familleureux, Soignies, puis Basse-Gage où il prend le train en direction d’Audenarde via Lessines Renaix, Tournai, en compagnie du 19ème de ligne. Il arrive à Audenarde le 18. Vers 15h00, le même jour, il décroche sur la Lys à Sint-Eloois qu'il atteint à 20h00. Le 19, le 2ème bataillon est dissout à la suite des pertes. Le 20, les Allemands tentent de traverser le fleuve dans les secteurs belge et britannique. Ils sont repoussés par les Belges mais par contre les Britanniques doivent reculer et découvre le flanc sud des Belges, ce qui les contraint à se replier en fin de journée entre Kuishoutem et Nokere pour éviter un encerclement. Le 23, la quasi-totalité des troupes belges est positionnée derrière la Lys. Le 13e de ligne occupe le sous-secteur allant de Wielsbeke au confluent de la Lys avec le Gaverbeek. Ses positions sont rapidement étendues vers le sud jusqu'au confluent de la Lys avec le canal de Roulers où il remplace le 1er régiment de ligne. Fin d'après-midi, les Allemands attaquent le pont sur la Lys de Sint-Eloois-Vijve mais sont repoussés par le 1er bataillon. Vers 20h00, le 3e bataillon subit également une attaque qu'il repousse. Le 24 mai vers 15h00, les Allemands bombardent lourdement la position sud du régiment puis lancent l'assaut une heure plus tard et traversent la Lys au niveau des positions du 1er de ligne. Les Belges du 13ème de ligne ne peuvent contre-attaquer car ils subissent toujours le bombardement. Vers 17h30, le grand quartier général envoie le 16ème de ligne en renfort sur le canal de Roulers pour sécuriser le flanc sud de la 8ème division d'infanterie. Vers 19h00, le 1er de ligne doit abandonner ses positions. Le 25, le 13ème de ligne subit encore des attaques. Le 26, la situation se détériore rapidement pour les Belges, la Lys devient clairement intenable après la percée allemande autour de Courtrai. Vers 7h00, le 3ème bataillon subit l'assaut allemand, les victimes se comptent par dizaines et de nombreux soldats sont faits prisonniers. Le 1er bataillon se replie en direction de Ginste au nord pour rejoindre le 19ème de ligne. Juste après 19h30, le régiment reçoit l'ordre de la retraite générale sur de la voie ferrée de Tielt-Ingelmunster. Le 27mai, le régiment a perdu son commandement et ce qui reste de la troupe est envoyé durant la matinée sur Ardooie. L'après-midi, le régiment se retire sur Torhout et est intégré au 2ème bataillon du 21 de ligne. Le 28 mai vers 4h du matin, la capitulation est annoncée. Le régiment est de facto dissous. Il lui restait alors 19 officiers, 12 sous-officiers et 275 caporaux et soldats. » Tous ce qu’oncle Antoine nous a raconté est cohobé par l’histoire militaire du régiment.) Continuons le récit de notre courageux lieutenant d’infanterie du 13ème de ligne.
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« Cette même nuit, un groupe de tirailleurs allemands traversèrent et établirent une tête de pont sur la rive gauche juste sur notre flanc droit en face de la passerelle.
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Au lever du jour, je me suis aperçu de cette catastrophe et j’en ai averti le QG. Directement, on me donna l’ordre de détruire la passerelle et d’anéantir la poche. Mon capitaine demanda un tir d’artillerie pour la réduire en poussière et préparer l’attaque. » A ce moment précis de son récit, son visage exprimait toute sa détermination. Sa petite moustache gigotait au son de sa voix. Ses yeux nous foudroyaient du regard tellement la rage du combat ravivait sa mémoire. « Lorsque le pont fut détruit, notre capitaine (il connaissait encore son nom mais je ne m’en souviens plus), nous donna l’ordre de sortir de nos abris et de monter à l’assaut des positions ennemies. Au moment où je sortais, un de mes compagnons, lui aussi officier, fut tué net par une balle qui lui fit éclater tout le front. En quelques secondes, nous avions déjà perdu 5 soldats. Pourtant, notre attaque progressa sûrement lorsque l’une des deux mitrailleuses que j’avais moi-même installée la veille au soir pour balayer d’un feu en tir croisé toutes les berges de la Lys que nous devions défendre, s’enraya. Pour contrôler l’efficacité du tir, j’avais moi-même expérimenté le tir à hauteur d’homme sur un peuplier que nous avions pratiquement coupé en deux ne laissant sortir de terre qu’un bout de tronc. Pour comble de malheur, un des servants de la pièce était hors de combat, touché par le feu ennemi. Voyant notre tir offensif se réduire dangereusement, j’ai rampé jusqu’à l’emplacement de la mitrailleuse. Avec le serveur valide, j’ai libéré le mécanisme et réarmé. A ce moment précis où je recommençais le tir, je fus touché par une balle de gros calibre. Cette balle me traversa le ventre de part en part en entrant par le côté droit pour sortir par l’arrière du dos. » Pour bien montrer l’angle de pénétration du projectile, il se mettait debout et traçait sur son ventre la ligne mortelle. « Je ressens encore le choc dans tout mon corps ensuite je suis tombé face contre terre. J’étais hors de combat ». En l’écoutant évoquer son fait d’arme, c’est à peine si je ne pleurais pas, j’étais toujours très ému (encore maintenant) bien que cette histoire, il me l’ait racontée bien des fois. Je le vois encore, manipulant le verbe avec fougue et conviction, ses yeux exorbités, ronds comme des billes de billard. Comme il était un très grand avocat, très renommé, sa fougue était passionnante. Chaque fois, il tentait de nous convaincre comme il le faisait lorsqu’il plaidait aux assises. Son histoire n’est pourtant pas encore finie.
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Lorsque je suis revenu à moi, j’étais couché dans un champ de blé sur une civière de campagne. Mes soldats m’entouraient. Ils avaient recouvert ma plaie d’un pansement sommaire. Pour m’éviter la souffrance, ils me déversaient du café froid sur le ventre. C’est à ce moment que j’ai appris que nous avions reconquis la poche et que beaucoup d’Allemands étaient hors de combat. Nous avions aussi 35 tués dont 9 officiers, tous morts à cause de la lâcheté de quelques-uns. L’offensive reprit de plus belle, j’ai vu nos positions changer trois fois de main, les Belges, les Allemands, de nouveau les Belges. Personne ne s’occupait de moi. J’étais devenu un simple observateur bien que je sois souvent inconscient. Pourtant, lors de la dernière contre-offensive, je fus évacué vers l’arrière par des ambulanciers belges qui avaient obtenu une trêve d’une heure pour relever les blessés. Le 26, après midi, je suis embarqué dans une vielle ambulance qui cahotait. On m’avait placé sur la civière du dessous. Juste au-dessus de moi se trouvait un soldat allemand. Son sang tombait goutte à goutte sur mon pantalon et il se mélangeait ainsi au mien. Drôle de situation où deux ennemis qui ne se connaissaient pas du tout mélangeaient ainsi leur sang. Lorsque je suis arrivé à l’hôpital de campagne à Poperinge, l’Allemand était mort. Comme mon cas était extrêmement grave, le médecin chef ne voulait pas me soigner ! Il pensait que ça n’en valait pas la peine et que j’allais de toute façon mourir. Je n’ai pas été conduit au poste opératoire, mais simplement couché sur un brancard en dessous d’un pommier. Je suis resté couché à la belle étoile un jour et une nuit entière. Cette nuit-là, j’ai vu briller les étoiles et je pensais que j’allais mourir. Curieusement, je n’avais pas peur et je pensais à ma mère qui ne me reverrait plus. Je priais beaucoup pour que Dieu m’accepte dans son paradis. Le matin, un prêtre est venu me donner l’extrême onction comme pour madame Bovary. (Oncle Antoine adorait Gustave Flaubert. Il connaissait par cœur le passage où le prêtre entre dans la chambre de l’infortunée madame Bovary et lui donne les derniers sacrements. Il était capable de déclamer des chapitres entiers des auteurs français qu’il adorait. Il prétendait même que le passage de Gustave Flaubert sur l’extrême onction est incomplet et que son cher Gustave a oublié un des rituels. Il nous faisait deviner lequel manquait. Personnellement je ne m’en souviens plus.) Pourtant ce matin-là, après la visite du prêtre et puis du chirurgien, on m’a tout de même opéré et envoyé dans un hôpital situé aux environs d’Ypres. Par la grâce de Dieu, je ne devais pas mourir. C’est là que j’ai appris la capitulation belge. J’ai beaucoup pleuré, pas sur mon infortune, mais sur celle de ma bien aimée patrie ». Lorsqu’il avait terminé, il était en sueur. Puis sous l’effet des vins engloutis pendant le repas, bien souvent il s’endormait sur sa chaise. Après cette émouvante histoire, emporté par notre élan patriotique, ils nous arrivaient de terminer le banquet en entonnant une chanson sur l’air de la très célèbre mélodie de « Lily Marlène », rengaine diffusée par les Allemands pendant la guerre et transformée par nos valeureux soldats. Voici les quelques paroles dont je me souviens encore : « Le soir au coin de la caserne, sous la lanterne, j’ai rencontré un Allemand qui montait la garde comme un gros fainéant, je lui demande pourquoi pleures-tu, il me répond, nous sommes foutus, Hitler a le coup tordu par un éclat d’obus ». Après, on riait et on se félicitait de la défaite allemande. (Je crois qu’on les haïssait profondément).
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Cette terrible aventure était un classique de mon enfance. Ces propres enfants finissaient par se moquer de son histoire à force de l’entendre raconter. Il y a encore quelque chose à ajouter. Antoine fut déclaré mort et affiché comme tel à la maison communale de Gentbrugge. Son père et sa mère ne savaient comment exprimer leur chagrin, jeune avocat, brillant étudiant, cette mort tragique représentait pour eux la fin d’un grand amour familial et de beaucoup d’espérance sociale. Début juin, la famille voulut organiser le transfert de sa dépouille. Mon grand-père avait requis un corbillard pour aller récupérer le corps de son fils mort au chant d’honneur (C’était l’expression de l’époque) lorsque par un heureux coup du sort, la famille De Pauw apprit qu’Antoine était hospitalisé à Ypres. Comme les lignes téléphoniques ne fonctionnaient pas encore, Laure partit, avec sa fille Marie Rose (ma cousine) qui avait 8 ans environ, directement chez mon grand-père maternel (Elle ne l’avait pourtant rencontré qu’une seule fois auparavant) pour lui annoncer la bonne nouvelle. Arrivé à Gentbrugge, Marie Rose quittant la main de sa mère, courut jusqu’à la maison d’Antoine. Mon grand-père était sur le devant de la porte, sur le trottoir. Elle se précipita dans ces bras en lui criant « Il est vivant ». Vous devez bien imaginer que ce fut un jour inoubliable. La balle allemande rendra infirme mon oncle Antoine et toute sa vie, il dût vivre avec une jambe complètement raide et maigrichonne. Il lui est arrivé de nous montrer sa cicatrice. C’était un véritable chemin de fer tellement les sutures étaient mal faites. (Il est mort à 82 ans).
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Ainsi se termine l’histoire de ce glorieux combattant. Toute mon enfance fut ainsi bercée de ce récit épique du valeureux soldat. Nous étions fiers d’avoir dans notre famille un grand invalide qui représentait tout l’amour que nous portions à la patrie. Tout cela nous confortait dans notre haine du nazisme, du communisme et de tout ce qui était totalitaire. Chaque année, nous allions, le 11 novembre, au relais sacré ; papa comme ancien combattant, maman comme conseillère communale et plus tard comme présidente de CPAS, mes frères, mes sœurs et moi comme écoliers. A chaque fois, le Bourgmestre rappelait les noms des soldats tombés en 14-18 et en 40-45. Ensuite, un musicien de la St Cécile sonnait du clairon pour nos braves soldats comme s’il tentait de les réveiller et pour terminer la fanfare entamait la Brabançonne. J’étais raide comme un piquet et je sentais un frisson parcourir tout mon corps. Nous étions tellement patriotes qu’à ce moment, j’aurais volontiers donné ma vie pour sauver la patrie si on me l’avait demandé.
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Bien souvent à table, nos parents discutaient sur le ré embarquement de Dunkerque. Les anciens militaires prétendaient que la bataille de la Lys avait permis le sauvetage des armées britanniques. Papa ne portait pas les Anglais dans son cœur. Il prétendait, qu’en mai 40, quelques heures avant la débâcle, les Anglais avaient abandonné intacte une énorme quantité de matériel militaire le long des routes et qui, dès qu’il tombait entre les mains des allemands, était retourné contre les forces alliées. Alors que l’armée belge manquait de tout, pas une seule fois les Anglais n’ont autorisé les Belges à prélever ne fusse qu’une toute petite partie de ce matériel pour améliorer leur armement défectueux. Il a vu des canons auto tractés, en état de marche, ultra modernes, à tir rapide, abandonnés en plein champ alors que son régiment brinqueballait des vieux canons avec des chevaux de trait. Ces discussions à n’en plus finir ont bercé toute ma jeunesse. Pas étonnant qu’à l’époque, nous étions patriotes et aussi royalistes ou plutôt Léopoldistes jusqu’au bout des ongles parce qu’à l’époque il nous semblait que Léopold III avait bien manœuvré pendant la campagne des dix-huit jours et qu’il a été victime de la faiblesse du front français. Plus tard, à la suite de la controverse sur l’attitude du roi pendant l’occupation et à son attitude faiblarde vis-à-vis de ses alliés, après de nombreuses lectures d’historiens, j’ai personnellement révisé mon point de vue sur ce petit bout d’histoire belge. Finalement Léopold III a surtout voulu préserver son trône. Face à la désertion d’une grande partie des unités flamandes et à son attitude de neutralité entre 1936 et 40 qui a eu comme résultat de déforcer le front des alliés, j’ai cessé d’être royaliste pour devenir totalement et fondamentalement républicain. Finalement, je pense que les rois ne tiennent vraiment qu’à eux-mêmes. (Ce n’est qu’un avis personnel.)
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Après ce petit détour politique, revenons maintenant à l’histoire de papa pendant cette triste guerre. Le 28 mai 40, vers 4 heures du matin, il apprit la capitulation. Sa batterie de 6 canons de 155 mm était toujours intacte malgré les lourds combats de la Lys où les artilleurs avaient consommé presque toutes les munitions. Le matin du 28, il était de nouveau en position de tir sur les bords de l’Yser, comme en 14. Les canons étaient revenus, sans le savoir, à leur point de départ. Entre-temps, les officiers s’étaient réapprovisionnés en chevaux et en munition. Tous les soldats imaginaient que l’Etat-Major allait rééditer le coup de 1914 où la plaine des Flandres fut inondée par l’ouverture des vannes contenant la marée haute. Cette solution ne pût être adoptée, car papa ignorait qu’en réalité, il était déjà captif dans la poche de Dunkerque. Dépité, on lui donna l’ordre de détruire toutes les armes pour qu’elles ne tombent pas intactes dans les mains de l’ennemi. Papa participa à la destruction des canons. Il remplissait le tube avec de la terre qu’il damait, ensuite, il tirait un coup de canon et le tube éclatait. Papa raconte que le 28 vers midi, juste avant l’arrivée des allemands, il jeta le verrou de son fusil dans un champ et il plia le canon. Tout était fini.
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Papa fut prisonnier pendant 24 heures. Après avoir été conduit sur un champ avec des milliers d’autres, grâce à la complicité d’un habitant, il échangea son pardessus de militaire contre un pardessus civil et ainsi transformé, il regagna Landeghem. (Je pense aussi qu’il put quitter aussi facilement son campement parce qu’il faisait aussi partie d’un régiment flamand !) Comme il connaissait parfaitement la région, le soir du 31 mai, il réussit à revenir chez lui. N’apercevant pas le toit de la maison familiale, il fut tout d’abord emporté par un sentiment de peur croyant son père enseveli dans les décombres de la maison. Sa sœur Maria guettait son retour en marchant le long du canal. Elle prétendra que cette intuition lui avait été dictée par la vierge Marie qui lui disait que Jean allait revenir. En le voyant arriver de loin, elle l’accueillit et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Elle le rassura sur le sort de son père et de sa famille mais elle lui annonça la mort d’Antoine. D’après ce qu’elle nous a dit, papa serait revenu avec une partie de ses armes, son pistolet. Maria l’obligea à les jeter dans le canal. Ensuite, il fut hébergé chez son frère à Nevele. Pour se vêtir, il obtient des habits d’Adhémar pourtant beaucoup plus petit que lui.
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Pourtant le 28 mai au soir, papa aurait voulu s’enfuir vers Dunkerque mais les allemands bloquaient déjà tout et les anglais refusaient de laisser passer des soldats autres que les leurs. De retour dans sa famille, mon père aurait aimé poursuivre la lutte en Angleterre. Il rêvait de piloter un avion de chasse. C’était pour lui, l’arme magique, pourtant je ne pense pas qu’il soit monté plus de deux fois dans un avion. Sa combativité fut tout de même tempérée par ma mère et par l’attitude du roi qui était resté en Belgique et auquel, comme militaire, il se sentait lié. Il reprit tant bien que mal ses activités de fabricant de matériaux de construction.
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===Le mariage de mes parents===
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La famille De Pauw subit un sérieux revers de fortune à cause de la guerre, (destruction de la maison familiale, perte du matériel sur les travaux abandonnés par la débâcle de 1940, réquisitions allemandes de toutes sortes). Peu après la débâcle des 18 jours, comme la société de travaux publics de la famille De Pauw avait perdu beaucoup d’argent à cause des travaux non payés puisque non terminés et qu’en plus, le reste du matériel avait été, soit volé soit détruit, Léon Depauw, mon grand-père vendit une propriété de Lessines pour obtenir des moyens financiers. Tous ces aléas entraînèrent la fermeture de la société de travaux publics pour qu’elle ne tombe pas en faillite. Mon grand-père hébergea une partie de la famille dans une maison de Tournai. Comme oncle Léon avait en location le château de Zomergem, pour organiser des camps de vacances, une autre partie de la famille y trouva refuge. Dans ce château, la famille cacha pendant toute la guerre un réfugié luxembourgeois réfractaire du service militaire obligatoire qui risquait d’être fusillé s’il était capturé par les Allemands. Je ne connais pas son nom, mais je sais qu’il voua un véritable culte à oncle Léon et à papa qui l’avaient ainsi caché. Ce pauvre réfugié retrouva sa famille luxembourgeoise en 1945. Entre-temps son frère ainé, embrigadé de force par l’armée allemande fut tué sur le front de l’Est. Papa vécu dans ce château jusqu’à son mariage.
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Pour subvenir à leurs besoins alimentaires, la famille avait acheté quatre vaches qui paissaient tranquillement dans les pairies du château. Elles fournissaient du lait et par ricochet du fromage et du beurre. Papa et le réfugier luxembourgeois s’occupaient de tout cela. Ensemble, ils construisirent aussi un grand poulailler de plus de cent poules, poulets et autres volailles. Tante Maria qui devait déclarer à la commune le produit de cette mini-ferme dont une partie était réquisitionnée fut, un jour, proprement et pas littéralement jetée à la porte de la maison communale de Zomergem par un rexiste flamand qui exigeait d’elle qu’elle lui parle en néerlandais. Comme elle le baragouinait, elle fut expédiée manu militari hors de l’édifice. Elle en garda un très amer souvenir.
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Papa et maman décidèrent de se marier. Ils étaient tous les deux largement en âge de le faire. Pour permettre à mon père d’avoir un gîte, ses parents l’autorisèrent à reconstruire un bungalow sur les terrains de l’ancienne maison détruite. Quelque temps avant son mariage, pendant l’été et l’automne 40, avec l’aide de Guillain, un ancien ouvrier de la carrière de Lessines, il se mit à construire une petite maison au moyen de vieilles briques récupérées dans les déblais de l’explosion.
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Le 17 avril 1941, en pleine guerre et surtout en pleine restriction, il épousa ma mère. Comme la période était difficile, le banquet de mariage fut réduit au strict minimum. Le soir de la noce, le taxi qui les reconduisit chez eux, vola le dernier morceau de gâteau du repas de noce.
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Pour survivre et surtout grâce au quota de ciment qu’il était parvenu à sauvegarder auprès des cimenteries, papa fabriquait, à la main, des blocs de béton, des citernes, des tuyaux. Obtenir un quota de ciment n’avait pas été facile, car les cimenteries travaillaient presque exclusivement pour le mur de l’Atlantique, pour l’organisation Thot. Pour ne pas perdre un gramme de ce précieux produit, papa et maman secouaient chaque sac pour récupérer le moindre atome de ciment. En 1960, lors de la toute dernière visite à cette mémorable maison, juste avant sa démolition pour agrandir le canal, il ne restait qu’un seul vestige du vieil atelier, la plaque vibrante qui fonctionnait toujours. Elle servait à vibrer les blocs pour augmenter leur consistance et éliminer les vides.
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Pour me taquiner, mon cousin Wilfried m’a déposé dessus et l’a mise en marche. Il n’y avait rien de tel pour faire passer un déjeuner récalcitrant. Lorsque j’en suis descendu, j’étais tassé de 5 cm. Pendant les 4 ans de guerre, papa et maman vécurent dans cette petite demeure pourtant humide et très froide. C’est dans cette petite maison que mes trois sœurs aînées virent le jour. Maman nous affirmait que ce furent les plus belles années de sa vie car ils baignaient dans le bonheur familial. Ce sont donc de vraies flamandes et si un jour la Belgique se coupe en deux, elles pourront toujours réclamer cette nouvelle nationalité ? Je me rappelle avoir visité cette maison avec mon père vers 1955. Papa en était toujours très fier. Chacune des briques qui la composaient, était passée dans ses mains.
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Ce bungalow servit d’habitat jusqu’en 1960 à un vieux couple, la famille Kamps, dont le père était le chauffeur de tante Imelda, la terrible lionne des Flandres comme la dénommait d’oncle Adhémar.
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===La libération de Nevele ===
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En 1941, les Allemands démirent le bourgmestre Lampaert de Nevele, le père de tante Imelda, le beau-père de mon oncle Adhémar. Ils le remplacèrent par un bourgmestre rexiste. En janvier 1943, papa fonda un groupe de résistants à Landeghem et Nevele auquel oncle Adhémar se ralliera un peu plus tard.
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Fin juin 44, une grande réunion de résistants eu lieu dans la serre du jardin de tante Imelda à Nevele, rue Cyrile Buysse. Celle-ci ignorait tout des activités de son mari et de son beau-frère. Selon les informations d’une jolie résistante venue spécialement de Gand, il fallait éviter la destruction du pont de Nevele pour permettre aux troupes anglaises de prendre le port d’Anvers le plus rapidement possible. Comme Imelda était très méfiante envers cette femme et n’était pas très chaude pour ce genre d’activité, elle faillit tout faire échouer en voulant chasser tout le monde de sa serre. Il fallut toute la diplomatie et l’autorité d’oncle Adhémar pour calmer et résonner sa femme. Elle s’opposa aussi au parachutage d’armes sur un de ses terrains dans les campagnes de Nevele. L’avance rapide des alliés fit capoter le projet. Les résistants de Landeghem et Nevele durent se contenter de leurs mitraillettes et pistolets.
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Pour concrétiser les ordres venus d’en haut, en août 1944, quelques heures avant l’arrivées des anglais, très tôt le matin, papa et son groupe de résistants prirent par la force des armes, le pont de Nevele, occupé par six vieux paletots allemands commandés par un officier, pour éviter qu’il ne saute. Mon cousin Wilfried, alors âgé d’une quinzaine d’années observait la situation d’une des maisons situées juste en face du pont. Il a tout vu. Il m’a décrit ainsi la scène. « En s’approchant du pont, oncle Jean obtient très facilement la reddition des soldats qui déposèrent leurs armes tout contant que la guerre soit finie pour eux mais l’officier qui les commandait, ne l’entendait pas de cette oreille. Il sortit de sa guérite et se précipita vers lui en braquant son pistolet. Il avait bien l’intention de le tuer. Tous les hommes qui accompagnaient ton père s’étaient tous envolés comme des moineaux et s’étaient mis à l’abri dans les maisons, il n’y avait plus personne pour l’aider. A ce moment, par derrière, mon père (oncle Adhémar) franchissant les dix mètres qui séparait la maison du coin de la rue au pont, surgit comme un éclair pour sauver la vie de son frère en empêchant l’officier allemand de faire feu. Il lui colla son pistolet de 9 mm sur la nuque. Tout surpris par cette réaction subite et inattendue, l’officier leva les bras et se rendit. « Tu sais Jean, cela s’est passé très vite, ça n’a tenu qu’à un cheveu. Oncle Jean a eu beaucoup de chance de rester en vie. »  Il ajoutait : « tu sais, quand ça tourne mal, tout le monde se gare, ton père a eu vraiment vraiment beaucoup de chance, mais ton père, c’était un peu une tête brûlée qui n’avait peur de rien »
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Trois heures plus tard, papa accueillit les anglais et des polonais à l’entrée de Nevele sur la route de Vink où tant de chasseurs ardennais ont donné leur vie pour la patrie. Mon père grimpa dans la chenillette et se rendit directement à la maison communale. Oncle Adhémar qui était parfait bilingue, fut nommé bourgmestre d’office par les forces anglaises en remplacement de son beau-père Lampaert et évinçant ainsi le bourgmestre rexiste imposé par les nazis. Il sera réélu 4 fois de suite et restera le premier citoyen de cette commune jusqu’en 1964 où il fut battu par une coalition CVP et PS. Il en fut profondément meurtri car parmi les vainqueurs se trouvait des fils des anciens collaborateurs. Adhémar est mort en 1970 d’un cancer de la gorge. La commune lui rendit tout de même un très vibrant hommage. Dans son groupe de résistants qui ne l’avaient pas fort défendu, papa avait toutes sortes de Lustucrus, certains très peu recommandables mais papa nous disait toujours que l’on ne faisait pas la guerre qu’avec des gentils. De cette aventure plus que dangereuse, papa a conservé les effets
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de l’officier allemand, un Luger P08 calibre 9 mm, une paire de jumelle et une boussole. Je sais aussi qu’il détenait une boite de grenades à main mais je n’ai jamais su où il la planquait. Quant au pistolet d’oncle Adhémar qui sauva papa, un jour soir, il faillit tuer sa femme. Un coup est parti en le nettoyant. La balle est passée à quelques centimètres d’Imelda. Il aurait pu finir ses jours en prison pour meurtre. Comme quoi il faut être prudent avec ce genre de joujou. Plus tard, par comble d’ironie de la vie, c’est un des descendants des anciens partis flamingants qui dirigea la commune. Comme quoi, la vie vous réserve parfois quelques retours étonnants. D’ailleurs, en Flandre, le Vlaams Bloc a encore de beaux jours devant lui.
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===L’exode en Wallonie===
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Lorsque la grand-mère maternelle (la grande bobonne) de mon père décéda en 1945, sa mère, Louisa Debacker (dite bobonne), hérita de l’argent que sa mère avait capitalisé à la vente d’une partie de ses parts de la carrière de Lessines ainsi que d’un nombre important de biens immobiliers. L’autre partie fut donnée à sa sœur Rachel Debacker (épouse Lepoivre) et à son demi-frère Charles Deltenre. Malheureusement, pendant les cinq années de guerre, cet argent avait beaucoup perdu de sa valeur par la dévaluation. Généreusement, ma grand-mère redistribua son héritage, un plantureux magot, directement à ses six enfants et elle ne garda presque rien pour elle. Papa hérita d’environ 250.000F et des terrains de la maison dynamitée où il avait construit sa petite usine de béton et sa maison.
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Papa était francophone de cœur et d’esprit. La vie en Flandre ne l’enchantait pas vraiment. Il était aussi mauvais bilingue, son accent trahissait ses origines. Il n’appréciait pas particulièrement la mentalité flamande et de plus, il avait la nostalgie des carrières. En 1945, papa décida de changer de métier et de racheter une carrière. Il voulait extraire de la pierre et rééditer l’exploit de la carrière Brasse-Deltenre de Lessines qui avait fait les beaux jours de sa famille.
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Vers le mois de juin 1945, il lut dans la chronique des travaux qu’un certain Brahy d’Ouffet remettait son exploitation. Il lui écrivit pour obtenir quelques informations sur cette carrière. Après quelques coups de téléphone, papa prit son vélo et traversa la moitié de la Belgique pour venir voir sur place l’état des lieux. Il parcourut ainsi les 160 km sur des routes détruites. A Huy, pour traverser la Meuse, il n’y avait qu’un seul pont métallique à une voie, en treillis articulé, construit par l’armée. J’ai souvent utilisé ce type de pont lorsque nous allions en Flandre et qu’il fallait traverser un canal. Du milieu du pont, on pouvait voir l’eau glauque et noire au travers des joints des poutrelles.
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C’est ainsi qu’il jeta son dévolu (tout à fait par hasard) sur la carrière Brahy à Ouffet au lieu-dit de « Temme ». Celui-ci en demandait 750.000F, uniquement pour le fonds de commerce et les machines, les terrains restant la propriété du scieur Brahy. C’était un prix astronomique, une vraie fortune. Comme papa n’avait hérité que de 250.000F, il revendit à oncle Adhémar sa société de Landeghem pour 140.000F. Ce n’était certainement pas encore assez pour racheter la carrière. Pour obtenir les 750.000 F nécessaires et les fonds financiers, ses frères et ses sœurs lui apportèrent l’argent de leur héritage. Ensemble, ils fondèrent « Les carrières et scieries DEPAUW » Papa devint ainsi actionnaire majoritaire pour environ 50%. A titre d’information, les carrières de pierre bleue, dites de petit granit, d’Ouffet, d’Anthismes et de Sprimont étaient très connues pour la qualité de leurs gisements. Le début des exploitations commença vers 1850 à peu près à la même époque que les carrières de Lessines. Cette pierre était surtout utilisée comme pierre de taille pour la construction des ponts, des encadrements des fenêtres et de portes d’entrées des bâtiments privés et publics.
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Relancer cette carrière après les cinq années d’inactivités dues à la guerre était un défi gigantesque. Papa n’en avait pas suffisamment pris la mesure. A son arrivée en novembre 1945, le trou d’extraction était encombré de dizaines de tonnes de détritus. Les américains y avaient dévidé des milliers de boites de conserves périmées. Il fallut d’abord tout évacuer. Pour l’aider dans sa nouvelle entreprise, papa fit appel à son très ancien ouvrier, Clément Missante sur qui il pouvait compter. Pour le décider à venir, papa lui a simplement envoyé un télégramme en disant : « Clément, j’ai besoin de toi, veux-tu me rejoindre pour exploiter une nouvelle carrière à Ouffet » Le jour-même, Clément lui a renvoyé un télégramme composé de deux mots : « J’arrive » Trois jours plus tard, Clément est descendu à la gare de Hamoir avec tous ses outils d’épinceur et comme personne ne savait qu’il arrivait, il est venu à pied depuis Hamoir avec trente kilos d’outil sur son dos. Ainsi commença la nouvelle aventure des carrières, cette fois-ci dénommée « Carrières et scieries Depauw à Ouffet ».
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Dès la mise en route, les difficultés commencèrent. Le premier bloc scié à l’armure à lames au sable tomba en morceaux lors de sa sortie de la machine. Le bloc avait été scié en contre lit. Pour corser le tout, comme les terrains de la carrière étaient restés la propriété de Brahy, (c’était un coup de génie de sa part car il restait le maître du jeu) celui-ci intervenait à tout bout de champ dans l’exploitation du gisement. De guerre lasse, en 1946, papa proposa au Sieur Brahy de racheter les terrains (3,5 hectares). Brahy demandait 500.000 F, ce qui était énorme. Une nouvelle fois, il fallait rassembler des capitaux. Papa étant sans le sou, il fit appel à la famille. Pour aider son frère, oncle Léon, vendit sa maison de Lessines et apporta beaucoup d’argent sur la table. Adhémar, Laure et Maria apportèrent le solde. Finalement papa était devenu minoritaire (environ 35%) et oncle Léon l’actionnaire de référence avec presque 40 % du capital. La carrière à son début fut une mauvaise affaire financière puisqu’elle coûtait plus de 1.250.000 F en capital, ce qui était faramineux. A titre d’exemple, si tout cet argent avait été tout simplement capitalisé, en 50 ans, il aurait valu plus de soixante millions sans rien faire.
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Lorsque la première extraction fut presque épuisée vers 1956, la carrière fut agrandie d’Est en Ouest. Un deuxième blondin fut construit et une nouvelle équipe engagée. Papa et maman introduisirent une demande pour de la main d’œuvre italienne et c’est ainsi qu’en 1956, Laurent et son fils Joseph Avenante arrivèrent en Belgique. Vers 1960, le sciage au sable fut remplacé par une installation automatique qui utilisait des grains de carbone proche du diamant et sensés augmenter la vitesse du sciage. Ce fut un échec et le système rapidement abandonné. Tous les sciages à base de sable de silice ou grains de carbone furent abandonnés pour être remplacés par le sciage au diamant. Comme la mécanisation au diamant prenait le dessus, un hangar d’environ 80 m sur 10 muni de deux ponts roulant de 5 et 1,5 tonnes furent construit par Oscar Legros notre forgeron, suivi plus tard d’un deuxième hangar muni d’un pont de 15 tonnes. Ces hangars rassemblaient tous les moyens de sciage moderne : grand disque de 250 cm, mono-lame, disque de 160 cm, disques de 80 cm et armure à lames diamantées de 20 lames. Les tailleurs de pierre furent hébergés dans des cellules particulières munies de tout l’appareillage nécessaire : électricité, air comprimée, outils diamantés.
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La vitesse de sciage fut multipliée par dix si bien que les besoins en pierres extraites durent suivre le même accroissement. La carrière entrait dans l’ère moderne. Cependant, cette mécanisation accélérée nécessitait de gros investissements en matériel neuf, le coût de la main d’œuvre suivait aussi le mouvement. L’exploitation de la carrière fut une perpétuelle course technologique qui engloutissait tous les revenus. Cette concentration de moyens financiers dont on ne disposait pas finit par provoquer des difficultés financières à la fin des années 70 qui s’accentuèrent par l’arrivée brutale de pierres chinoises et irlandaises qui inondèrent le marché. En 2000, il fallut se rendre à l’évidence, l’aire des carrières touchait à sa fin. La région liégeoise a depuis perdu les huit dixièmes de ses ouvriers carriers. 
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Après la relance de la carrière en 1945, il fallait encore trouver une maison. Dans le village, les Somsé possédaient une grosse bâtisse (je vous en ai déjà parlé précédemment). En novembre 45, papa la loua pour une dizaine d’années. Papa et maman l’achetèrent en 1961 pour environ 450.000 FB. C’est comme cela que nous aboutîmes au 309, rue des Pahys à Ouffet.

Version actuelle en date du 6 juillet 2024 à 09:01

Ma jeunesse à Ouffet

Brouillon

Préface des Passeurs de Mémoire d'Ouffet

Préface de l'auteur

Ce recueil de souvenirs a été écrit pour transmettre à mes enfants et petits-enfants la mémoire de ma famille et l’histoire de ma jeunesse passée à Ouffet dans un joli village du Condroz Liégeois. Cette histoire fut merveilleuse et pleine de rebondissements mais ne fut pas exemptée de risques physiques aussi bien que moraux. Finalement, tout s’est bien terminé.

Merci à ceux qui m’ont aimé et qui sont déjà partis de l’autre côté

A vous tous qui avez croisé ma route, qui avez quitté la vie et qui m’avez aimé et tout particulièrement à mes parents, emportés dans le mystérieux silence de la mort, je voudrais vous adresser ces quelques mots :

« Merci pour toutes vos vies qui ont marqué la mienne, merci pour tout ce que vous m’avez apporté de beau et de grand, merci pour tous les gestes offerts et toutes les paroles données. Merci pour vos marques d’amour à jamais inscrites dans mon cœur, merci pour la lumière de vos visages et la clarté de vos regards. Merci pour tout ce que j’ai pu lire au fond de vos yeux, merci pour les chemins parcourus ensemble, pour les longues traversées parfois rudes et fatigantes, mais que nous avons eu le bonheur de vivre ensemble. Merci pour votre travail, votre patience, votre courage, pour tous vos rires et pour vos larmes. Merci pour vos hésitations, vos peurs et vos errances pour tous les doutes et toutes les erreurs, car c’est cela qui fait le prix d’une vie ! Comme les émotions, les sensations doivent vous manquer, l’ivresse du vin, la caresse du vent, la douceur des embruns, le délicieux ennui des campagnes, les parfums de l’automne. Entendez-vous nos complaintes, captez-vous nos espoirs vivez-vous nos joies ? Pour chacun d’entre vous, votre place est irrémédiablement vide et votre absence me fait mal. Vous me manquez aujourd’hui, vous me manquerez demain. C’est un amour qui ne finira jamais. Si par bonheur un Dieu d’amour existe, peut-être m’attendez-vous sur l’autre rive. Seule, la mort me le dira ! »

Chaque fois qu’un être humain disparaît, il emporte avec lui une partie de la mémoire de l’humanité. Sans les écrits, les dessins, les monuments, les historiens et les archéologues ne pourraient rien dire ni affirmer sur notre passé ! Nous serions incapables de porter des jugements pertinents sur tout ce qui nous entoure ! Mes parents ainsi que tous leurs frères et sœurs sont morts emportant dans leur tombe l’histoire de ma famille. Bien souvent, je leur ai demandé de transcrire sur papier l’arbre généalogique de leurs ascendants et quelques faits significatifs de leur vie afin de transmettre à la génération suivante quelques bribes et morceaux de notre vie commune. Malgré mes incessantes demandes, ils ne l’ont jamais fait, laissant derrière eux un vide béant. Je ne connais presque rien de la jeunesse de mon père et rien de plus sur celle de ma mère. C’est dommage et désolant.

Lorsque je discutais avec mes étudiants, ils avaient bien du mal à percevoir l’écoulement inéluctable du temps. Entre six et dix ans, il est bien difficile d’imaginer sa propre vieillesse. A cet âge une journée de classe peut sembler interminable et chacun aspire à devenir plus grand. On se mesure, on se compare pour savoir qui est le plus long. Pourtant, le temps de l’enfance est très court, l’espace de quelques matins. En plus de l’inconscience de l’irréversibilité du temps et de la rapidité avec laquelle il s’écoule, la jeunesse imagine à tort que la vieillesse est un malheur ou une tare. L’énorme avantage d’avoir un certain âge ou un âge certain, c’est d’avoir eu la chance de vivre suffisamment longtemps pour terminer le travail entrepris et finaliser au moins une partie des objectifs choisis. Rien n’est plus triste que de partir trop tôt avant la fin de la moisson. Pensons un court instant à tous ceux et celles qui meurent chaque jour sans même avoir eu le temps de vivre, aux malades incurables, les accidentés de la route, aux soldats morts au combat dans d’horribles souffrances.

Comme l’impose l’une des règles fondamentales de la vie que j’ai progressivement découverte au fil du temps : « tout est bien qui finit », sans pour autant affirmer que cela doit bien finir. Nous ne changeons rien ou si peu aux forces de la nature. De toute façon, elles finiront toujours par remettre les compteurs à zéro. Pensons aux dinosaures engloutis par les poussières incandescentes d’une météorite. Notre terre disparaitra en son temps et à son tour dans une immense gerbe de feu. Vaut-il mieux ne se souvenir de rien pour éviter une terrible mélancolie à la Houellebecq ? Je n’en sais finalement rien.

L’oubli est une faculté primordiale pour l’équilibre psychique de la race humaine. L’histoire est parsemée de guerres, d’assassinats, de violences, de méchanceté, d’injustices de toutes natures. Sans l’oubli, pas de pardon, pas de paix ; mais l’absence de mémoire provoque aussi la répétition d’erreurs tragiques. Alors de quoi faut-il se souvenir ? Il n’y a pas de règle, car ce que nous n’avons pas vécu personnellement, nous ne pouvons le ressentir. Toutes les souffrances sont toujours uniques et personnelles, on ne sait jamais vraiment les partager. Il en va de même du bonheur, son niveau ne peut être mesuré, il n’y a pas d’échelle de référence.

Chaque vie est toujours unique. Faut-il tenter de la réussir ? Vaut-t-elle toujours la peine d’être vécue ? Chacun y répond à sa manière et comme il peut. Depuis le début de l’humanité, il y a eu des millions de vies gâchées et les cimetières sont remplis d’êtres indispensables, pour autant, la terre ne s’est pas arrêtée de tourner. A-t-on vraiment prise sur sa destinée ? Le bonheur existe-il ? Un piéton écrasé par une voiture à 12h18’ serait-il mort si sur son chemin, il avait rencontré fortuitement un ami qui l’aurait retardé ne fut-ce que de quelques secondes ? Finalement, il n’y a que les faits qui sont comptabilisables.

Plus je prends de l’âge, plus j’ai le sentiment que le temps vécu est en accélération exponentielle. Comme j’avance inéluctablement vers ma mort, afin de tenter de contrer cette règle indomptable de la nature et surtout l’oubli à plus ou moins brève échéance, j’ai choisi de vous raconter l’histoire de ma jeunesse ; elle fut formidable, du moins c’est comme cela que je la ressens. J’ai envie que vous la connaissiez un peu pour qu’après ma mort, je puisse encore rester quelques instants dans vos mémoires jusqu’à votre propre mort, car « rien ne vaut la vie, la mort est éternelle et monotone ». Et comme le disait aussi ma grand-mère maternelle dans sa langue fleurie d’un vieux patois flamand « Niets wordt sneller vergeten dan wat met aarde bedekt is », ce qui se traduit : « rien ne s’oublie plus vite que ce qui est recouvert de terre ». Je ne sais pas si mon histoire vous intéressera, mais, au moins, elle aura le mérite d’exister même si l’écriture est désuète et hésitante. Dans ma jeunesse, j’ai reçu de mes parents un plat garni de liberté et surtout, rempli d’une certaine désinvolture, de bonheur et de joie de vivre. Était-ce voulu ? Je n’en sais rien, mais je l’ai saisi au passage et je m’en suis gavé. Je dis merci à mes géniteurs pour me l’avoir présenté et pour m’avoir permis de vivre dans une heureuse insouciance. Avec l’âge, je me suis aperçu que cela n’était pas exempt de très gros risques, moraux comme physiques, mais finalement tout s’est bien terminé, Dieu merci.

Ma naissance

Tout ce que je vais vous raconter dans ce récit, sont des souvenirs d’enfance et d’adolescence. Je suis un pur produit d’après-guerre. Je n’ai pas connu les violences de ce conflit mais j’en ai beaucoup entendu parler pendant toute ma jeunesse. Avec le recul, je me rends compte que les traumatismes de l’invasion allemande de 1940 étaient encore tout frais dans la mémoire de mes parents tandis que l’horreur des combats de 14-18 hantait surtout celle de mes grands-parents. Pourtant ces évènements me semblaient très lointains. Dans les années cinquante, lorsque j’étais à l’école primaire, pour signifier à quelqu'un qu’il était vraiment dépassé dans sa manière de vivre ou d’agir, je l’apostrophais ainsi : « Tu es de l’an quarante sans doute ».

L’évolution sociale et surtout l’évolution technologique qui suivirent ces deux conflits, furent foudroyantes. Pour ma génération, l’accélération de ces transformations s’est surtout marquée à la fin des golden sixties ; mais cette transfiguration sociétale fut encore bien plus foudroyante pour la génération qui m’a précédé. La société actuelle n’a plus rien à voir avec celle de mes grands-parents et presque plus rien avec celle que j’ai connue dans ma tendre enfance. Il y a cent trente ans, mon grand-père s’éclairait au gaz de ville ou à la bougie, il ne connaissait pas l’aviation ni l’eau courante. Tout a tellement évolué rapidement et inexorablement que mes grands-parents seraient très surpris s’ils pouvaient revenir ne fût-ce que cinq minutes. Peut-être demanderaient-ils de retourner dans leur tombe ?

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Laissons les morts là où ils sont. Rien ne peut les ramener à la vie si ce n’est notre mémoire collective. Comme ma mémoire n’est plus de toute première jeunesse, je ne peux nullement garantir une totale infaillibilité ni l’ordre chronologique des évènements. Comme l’atteste l’Etat Civil de ma commune, la seule date dont je suis sûr ou à peu près sûr est celle de ma naissance.

Je suis né le 30 novembre 1946, dans un village de 1500 âmes, planté sur un haut plateau du Condroz liégeois, entre les vallées de l’Ourthe et de la Meuse, en bordure de la haute Ardenne à quelques encablures des provinces de Namur et de Luxembourg. Il faut bien regarder pour trouver ce patelin sur la carte de Belgique. C’est un tout petit point qui s’appelle Ouffet, drôle de nom sans réelle signification. La commune était essentiellement agricole et forestière, mais elle était aussi parsemée de carrières de calcaire qui, à l’époque de ma naissance, étaient encore exploitées en très grand nombre. Grâce à cette noble activité, une petite moitié de la population gagnait son pain à la sueur de son front en arrachant des blocs des entrailles de la terre. Ces gros blocs étaient ensuite sciés, façonnés et taillés sur le carreau des puits.

Les pierres ainsi taillées étaient expédiées aux quatre coins de la Belgique et même exportées jusqu’en Hollande, en Allemagne et dans tout le Nord de la France. Le reste de la population tirait sa subsistance des revenus des fermes, de l’exploitation du bois ou encore en travaillant dans la sidérurgie liégeoise. Dans la rue principale, quelques villageois indépendants tenaient boutique tandis que d’autres exerçaient une profession libérale indispensable à la bonne marche d’un village.


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La maison qui m’a vu naître est une grosse bâtisse en briques rouges mélangées à des pierres de taille, construite aux environs de 1902 par un ingénieur des mines, un certain Monseur, maître de carrière. Après sa mort prématurée, elle fut revendue à la famille Somzé, famille d’industriels liégeois très actifs dans la fabrication des brosses. Ils venaient y passer leurs vacances. Cette magnifique maison existe toujours et trône encore fièrement au sommet de la rue des Pahys. (En Wallon liégeois « rue des prairies ou pâtures ») Maman m’a mis au monde dans le lit où je fus probablement conçu et dans lequel tous mes autres frères et sœurs virent également le jour. C’est encore dans ce même lit que mon père est mort le 20 janvier 1980.

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A l’époque de ma naissance, presque toutes les femmes accouchaient encore chez elles. Pour cette tâche propre aux femmes, deux virtuoses de l’accouchement à domicile ont aidé ma mère à me mettre au monde, le docteur Degive et Gilberte Harzimont, une sage-femme du village. Ce terrible évènement s’est passé dans la grande chambre de devant, au premier étage, celle qui donne sur la rue, juste à droite de la porte d’entrée. A un mètre près, vous savez où je suis né. Bien que très jeune encore, ma sœur Marie Louise, âgée d’à peine 5 ans, se souvient encore très bien de l’événement. Elle était assise dans la pièce de devant lorsque tante Laure, la sœur de mon père, me tenant dans une serviette de bain, est venue me présenter à la famille. La délivrance fut relativement facile puisque déjà trois de mes sœurs avaient déjà fait le même voyage et emprunté la même porte pour rencontrer la vie.

Voici l’ordre d’arrivée du premier quartette : Marie-Louise, née le 20 novembre 1942 pendant la bataille de Stalingrad ; Françoise, née le 29 février 1944 (elle ne fête son anniversaire que tous les quatre ans. C’est plutôt chouette, ma sœur vieillit quatre fois moins vite que moi !), quelques semaines avant le débarquement des forces alliées sur les plages de Normandie. Ensuite Marie-Thérèse, née le 31 juillet 1945, deux jours avant l’explosion de la bombe d’Hiroshima et Jean, (Jean, c’est moi) né le 30 novembre 1946. Si vous savez compter, je suis donc bien le 4ème.

A la suite des quatre premiers, viendront s’ajouter, 3 autres enfants, tous en bonne santé : Colette, née le 30 décembre 1947, juste treize mois après moi, (J’étais un peu jaloux de l’attention que ma mère lui portait : « méchante Colette, tu m’as pris les genoux de maman »). Paul, le deuxième garçon, né le 30 juillet 1949, qui est enfin arrivé pour renforcer la présence des mâles dans la famille et enfin Pierre, le bouquet final, né le 30 avril 1953, le petit dernier d’une famille qui comptera finalement 7 enfants en vie et en bonne santé.

La deuxième guerre mondiale étant finie, je suis l’enfant de la paix retrouvée. En plus des trois autres naissances qui suivirent, ma mère fit, probablement, deux ou trois fausses couches. Ni mon père ni ma mère ne m’en ont jamais parlé car, en ce temps-là, mes parents nous cachaient tout de la sexualité. Ils ont même tenté de nous faire croire que les enfants naissaient dans les choux. Ma sœur Marie-Louise qui n’était pas dupe n’était pas contente et contestait la version de maman. Elle se rendait bien compte qu’elle lui refusait toute explication cohérente. Au cours de sa deuxième année à l’école primaire, elle avait remarqué que le ventre de maman s’arrondissait et qu’elle attendait un enfant. Elle espérait avoir un petit frère. Tout heureuse, Marie-Louise avait annoncé fièrement l’événement à sa copine pour lui faire part de sa joie. Celle-ci lui avait bien confirmé la manière dont naissent les enfants. A son retour de l’école, à son grand étonnement, maman tenta de la persuader que ce n’était pas vrai, que sa copine ne disait pas la vérité et que les enfants naissaient bien dans les choux.

Pour comprendre la réaction de maman, il faut se replonger dans la mentalité de l’époque. La sexualité était considérée comme une grande source de péchés mortels qui était le résultat de la déchéance de l’humanité tout entière après le péché d’Adam (et d’Eve, bien évidemment, la femme cause du dévoiement des hommes). L’Église tolérait tout juste l’acte d’amour entre personnes dûment mariées et encore la relation proprement dite était régie par des règles extrêmement strictes qui devaient répondre à trente-six critères consignés dans le droit canon. Après chaque accouchement, une femme devait effacer une prétendue souillure ou faute de la chair en effectuant un cérémonial expiatoire (les relevailles) à l’église du village devant son curé qui lui déposait une étole violette sur les épaules. A la suite de la naissance de mon frère Pierre, le dernier né de notre tribu, je me souviens avoir accompagné ma mère à cette mascarade publique de mauvais goût. A peine âgé de six ans, j’étais gêné de voir ma pauvre mère s’agenouiller ainsi et monter à genoux les marches du petit autel latéral dédié à la vierge Marie. (Le saviez-vous, Marie n’a pas connu le péché ? Grâce à son statut, elle était dispensée de tout acte expiatoire.) J’en étais morfondu. La connaissant, je pense qu’intérieurement, maman subissait ce cérémonial comme une effroyable humiliation. Quant aux hommes, ils n’étaient pas concernés et restaient parfaitement purs.

Vers mes treize ans, je me rappelle avoir lu, par hasard et en cachette, un document traitant du sujet. Il était émis par les autorités religieuses de l’époque et adressé en toute exclusivité à des futurs jeunes mariés. Je ne comprenais pas la moitié de ce que le texte voulait dire tellement c’était compliqué. Lorsqu’un homme et une femme faisaient l’amour, il leur était strictement interdit d’éviter la procréation. Pourquoi ? Dieu seul en connaissait la réponse, du moins c’est ce que l’autorité religieuse nous disait ! Tout acte de ce type était sévèrement condamné ! Péché mortel. « Vous serez tous brûlés dans les flammes de l’enfer » criaient les inquisiteurs du haut de la chaire de vérité. Si aujourd’hui, on devait appliquer une telle théorie, toutes les nouvelles générations seraient entièrement ou à de très rares exceptions près, condamnées au feu de l’enfer. L’hypocrisie était totale puisqu’à cette époque, certains ecclésiastiques bien connus entretenaient des relations sexuelles avec leur gouvernante mais… chut, ça ne pouvait pas se savoir. Comme quoi, par la force des choses et par pragmatisme, tous les grands principes dogmatiques désuets finissent par être violés et adaptés aux circonstances du moment.

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La Rue Sauvenière vers 1920



Comme papa et maman avaient reçu une éducation chrétienne imprégnée de puritanisme, exacerbée par les dictats de l’Église, leur réaction était en parfait accord avec leur conscience. Les d’Hooghe, la famille de ma mère, craignaient pour leur âme et redoutaient par-dessus tout « la mort » et « le péché » tandis que les Depauw étaient totalement dépendants du pouvoir clérical auquel ils accordaient un crédit presque absolu et étaient en opposition frontale avec la doctrine athée.

Mes parents aimaient profondément leurs enfants parce qu’ils étaient le fruit de leur amour. Avec la mentalité chrétienne du moment, déroger à l’appel de la vie était tarifé d’une condamnation au feu de l’enfer, entourée de démons à la queue fourchue. (Être condamné à cuire pour l’éternité, ce n’était vraiment pas rigolo.) L’Église toute puissante dominait les esprits et en profitait pour cadenasser toute rébellion en agitant à tour de bras, le fameux spectre de la damnation éternelle. Il fallait à tout prix sauver son âme. La vie sur terre n’était-elle pas qu’une vallée de larmes ? Ah ! Ce fameux salut éternel, que d’idioties proférées en ton nom ! En réagissant ainsi, mes parents voulaient nous transmettre le respect de la morale chrétienne en accord avec leur propre conscience.

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De même, dans d’autres domaines, ils nous ont aussi transmis des principes tout faits : l’anticommunisme prôné par l’Eglise, le rejet des socialistes considérés comme des athées mangeurs de curés et associés au collectivisme destructeur de la libre entreprise, la valeur du travail, le respect des autres et l’amour du prochain, (chez nous, on ne parlait jamais en mal du prochain) l’horreur du racisme et tout de même, mais dans un cadre bien défini, une relative liberté d’action dans notre vie de tous les jours. De plus, contrairement à ce que ma génération a prodigué comme surprotection à ses enfants en balayant devant leurs pieds le moindre caillou, la génération de mes parents n’a rien esquivé du tout. On tombait, puis on se relevait en évitant de ne pas trop pleurer. C’est ce que mon père appelait : « Savoir mordre sur sa chique, un homme ne pleure jamais ».

Dans notre famille, sans vraiment le savoir, nous étions imprégnés politiquement à droite et même pour certains sujets presque l’extrême droite. Bien que socialement, mes parents étaient très actifs dans les œuvres sociales de la commune : papa d’abord comme membre puis président de la Fabrique d’Eglise et des Pouvoirs Organisateurs des Ecoles Libres et de bien d’autres choses encore et ma mère comme conseillère communale du parti social-chrétien. Leurs positions assez dogmatiques sur certains sujets résultaient surtout de la crainte du totalitarisme à la Staline, d’une troisième guerre mondiale et d’être envahis par l’armée rouge. Il ne faut pas oublier qu’elle campait avec ses nombreux chars à six cents kilomètres de nos frontières et pouvait arriver jusqu’à chez nous en trois jours !

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A l’époque, l’entreprise familiale d’extraction de pierre occupait plus de 50 personnes, papa aux commandes de l’extraction et des ateliers de façonnage des pierres de taille et maman en directrice autoritaire des bureaux et de la comptabilité.

A table, pendant les repas, ils discutaient continuellement du fonctionnement de l’entreprise. Parfois les propos étaient assez orageux parce que ma mère exigeait l’impossible depuis son bureau. Nous, les enfants, étions au courant de tout ce qui se passait sur les chantiers, retards de fourniture, machines en panne, les multiples revendications salariales des ouvriers de l’entreprise, « Jules réclame 2 francs d’augmentation, il estime qu’il travaille mieux qu’Albert ». Leur préoccupation majeure était le bon fonctionnement des affaires.

Ancien combattant et résistant de la première heure, papa nous avait aussi inculqué un grand sens de l’honneur : ne jamais se plaindre ni avoir peur, (ce n’est pas digne d’un homme nous disait-il) mourir plutôt que de se rendre. Avec de tels principes, à dix-huit ans, si j’avais dû faire la guerre, je serais sûrement mort au combat par simple conviction. Je trouvais tout cela naturel car, à force de m’inculquer de telles idées et de baigner dans cette atmosphère, je pensais qu’il n’y avait pas d’autres manières de penser.

Pour moi, la vie était toute simple puisque j’en connaissais intuitivement beaucoup de mécanismes. J’aidais mes copains, fils de fermier, à sortir les veaux du ventre des vaches au moyen d’un extracteur manuel. Je tournais à la manivelle pour tirer sur les pattes et les aider à sortir. Tout cela me semblait aller de soi. Lorsque notre chienne mettait bas, je l’assistais aussi à mettre au monde ses chiots. Dès qu’ils sortaient du ventre de leur mère, je les badigeonnais à la paille. Ensuite, je les écartais doucement de leur mère pour éviter qu’elle ne les écrase et lorsqu’ils étaient tous sortis, je les faisais téter. Je n’ai jamais été mordu.

En revanche, certains de nos actes étaient extrêmement cruels et de telles procédures sont devenues totalement inimaginables dans le contexte actuel. Un jour de printemps, une de nos chiennes, appelée « Lessines », (en souvenir du lieu de naissance de mon père), une magnifique setter irlandaise, mit au monde 14 chiots. (Incroyable mais vrai.) Comme il y en avait beaucoup trop, sur ordre du garde-chasse du coin qui dressait nos chiens, j’ai dû en sélectionner six sur les quatorze pour ne pas épuiser la mère. J’ai donc dû désigner ceux qui devaient mourir, choix très cruel mais inéluctable. Pour les tuer, cet homme, assez barbare, les a violemment précipités contre un mur. J’ai tout vu ! C’était odieux, mais cela n’offusquait personne car il procédait toujours ainsi. Tous ces gestes, je les observais chez lui alors que je n’avais pas encore dix ans. J’ai même participé aux séances de raccourcissement de la queue des jeunes chiens. Le garde-chasse la sectionnait au moyen d’une cisaille, sans aucune anesthésie locale. Ensuite, il la cicatrisait au fer rouge extrait d’un braséro allumé tout exprès pour cette terrible cérémonie. Si actuellement, quelqu’un devait encore procéder de cette manière pour raccourcir la queue d’un chien, il serait tout de suite poursuivi par la ligue de protection des animaux et condamné à une peine de prison.

A l’époque de mon enfance, tout cela était parfaitement normal puisque tout le monde procédait ainsi. Nous éprouvions un certain regret devant la souffrance et la dure réalité de la vie, mais nous n’avions aucune haine ni plaisir sadique. De toute façon, chez nous, il n’y avait jamais aucune discussion sur les problèmes de la souffrance, de la violence. Elles nous paraissaient intégrées à la vie, à la mort et totalement inévitables. (Papa et maman avaient subi deux guerres) La souffrance sanctifiait l’homme, qui, selon l’explication de mon oncle Léon, curé de son état, était une sorte de don de Dieu qui nous permettait de gagner le paradis. De toute façon, il n’y avait pas d’autre choix, il fallait accepter la douleur et dans ce cas, autant l’offrir à Dieu pour une bonne cause.

Il ne faut pas oublier que, pendant la jeunesse de mes parents, le dentiste arrachait les dents sans aucune anesthésie. A la suite d’un accident de moto, le médecin réaligna le bras cassé de mon père, à chaud, dans son cabinet, sans précaution particulière. Dans ces conditions, il était encore plus difficile d’imaginer que l’on pouvait aborder la sexualité. Nous ne parlions jamais de ces choses-là parce que nos parents les considéraient comme assez scabreuses. Ils ne pouvaient pas apporter de réponse à cause des interdits de l’Église qui considérait ces sujets comme tabou. Pourtant, je me souviens très bien de la dernière fausse couche de maman. Nous étions tous ensemble à la messe de 7h 30’ du dimanche matin lorsqu’elle s’est effondrée dans une mare de sang. Je n’avais pas très bien compris ce qui lui arrivait, mais, ce jour-là, j’ai prié plus que d’habitude pour que le petit Jésus sauve maman.

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Le choix de mon prénom

Comme j’étais le premier fils, né après trois filles, on m’attribua le prénom de mon père : Jean l’apôtre, pas le Baptiste, ni Chrysostome, Jean tout simplement celui qui était l’apôtre préféré du Christ. (On me l’a bien répété cent fois lorsque j’étais méchant). Pourtant, il parait que certaines pressions furent exercées par la famille de mon père pour que l’on m’appelât « Léon », le prénom de mon grand-père paternel, décédé 3 ans plus tôt. On avait déjà voulu l’imposer lors de la naissance de ma sœur Françoise, mais comme ce fut une fille, la question se trancha d’elle-même. Ma mère qui détestait ce prénom, tint bon et finalement, on opta pour Jean, le prénom de mon père. Cette décision finit par satisfaire tout le monde. Pour compléter et pour plaire à ma marraine Antoinette et à mon parrain Adhémar, on ajouta deviner ? … Antoine, Adhémar, André, Joseph. André ? Parce que je suis né le 30 novembre, dernier jour de l’année liturgique et que ce jour-là, on fête saint André. Quant à Joseph, je n’ai jamais su pourquoi il fut choisi ! Comme j’étais le premier fils d’une famille qui comptait déjà trois filles et que mon père désespérait d’avoir un fils, il paraît que je fus fortement arrosé de péquet (genièvre) et de cognac. Le bon docteur Degive qui en redemandait plus qu’il ne le supportait, est rentré chez lui à quatre pattes tandis qu’à la carrière, dans l’entreprise familiale, tous les hommes roulaient sous les tables.

Le baptême

A l’époque, l’Église exigeait le baptême du nouveau-né dans un délai de trois jours afin de le laver du péché originel. (Qu’avais-je fait de mal en venant au monde ? Mes parents ne m’avaient même pas demandé mon avis !). D’après cette théorie d’avant-garde, l’âme d’un nouveau-né, mort sans être baptisé, retournait dans les Limbes éternelles, c’est-à-dire entre paradis et enfer, dans un endroit de nulle part d’où la conscience ne peut jamais s’échapper ? Que pouvaient-elles bien y faire ces pauvres âmes oubliées, condamnées à une errance éternelle ? Notre curé de l’époque était bien incapable d’apporter la moindre réponse plausible à ce type de question. Par une belle pirouette, il déclarait que c’était un mystère de Dieu et noyait ainsi le poisson laissant tout le monde bouche bée.

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Malgré ce risque incalculable pour la morale chrétienne, mes parents décidèrent courageusement de me baptiser seulement 8 jours après le grand événement. Faites la différence, je suis resté cinq jours de trop dans le péché, j’étais presque un païen. J’en ai d’ailleurs gardé un petit quelque chose qui me différenciait de mes sœurs plutôt bigotes. C’est le seul baptême auquel ma mère a pu assister. Pour tous les autres, elle était toujours alitée et depuis sa chambre, elle devait se contenter d’entendre festoyer les convives. La cérémonie eut lieu dans l’église paroissiale dédiée à St Médard. Ma sœur Marie-Louise m’a raconté qu’elle portait ce jour-là un petit bonnet en laine brune, tricoté par ma grand-mère maternelle et parsemé de fleurs colorées. Après avoir été béni par oncle Léon, le curé de la famille et arrosé par l’eau des fonds baptismaux, en sortant par le portail de l’église, mon parrain Adhémar et ma marraine Antoinette furent tout surpris de trouver, au pied du parvis, une foule d’enfants de trois à douze ans qui leur réclamaient de la monnaie. Nouveaux arrivants dans la paroisse, mes parents ne connaissaient pas la coutume locale qui voulait qu’à la sortie de l’église, le parrain et la marraine jettent des pièces de monnaie à tous les




enfants du patelin. Avertie par les cloches de la célébration du baptême, une terrible marmaille s’était rassemblée et attendait le nouveau chrétien. Lavé de toute faute originelle, pur comme les pétales d’un lys, je me suis présenté à eux, enveloppé du manteau traditionnel de baptême déjà porté par mon père et par tous les autres membres de ma famille nés avant moi. Ainsi emmailloté, j’étais totalement inconscient du drame qui se jouait. Comme mes parrain et marraine ignoraient la coutume locale, leurs poches étant vides, ils furent tous deux hués par une jeunesse ouffetoise pas très contente des maigres résultats de leur collecte. Telle fut ma première apparition en public dans les bras de Gilberte Harzimont, la sagefemme qui m’avait porté au-dessus des fonds baptismaux. Adhémar et Antoinette firent tout de même la fête tout l’après-midi. Ces deux-là formaient un couple de gais lurons. Cette avarice accidentelle s’est-elle répercutée sur mon mental ? Certainement pas, pourtant, il me semble que mon rapport avec l’argent à tout de même été fortement influencé par mon milieu familial. A la maison, nous n’avons jamais manqué de rien, mais la hantise des difficultés financières a toujours fait partie de notre quotidien. Maman se plaignait toujours des difficultés qu’elle avait pour nouer les deux bouts à la carrière : chiffre d’affaire insuffisant, l’ONSS, les salaires des ouvriers toujours trop élevés, les factures. J’entendais mes parents en discuter à longueur de journée et même parfois dans leur lit à travers les murs de la chambre. C’est la seule pierre noire dans mon jardin d’enfant.

Revenons à ce rite du grand passage entre l’état de mécréant à celui d’enfant de Dieu. Pour célébrer le baptême du fils de son frère cadet, Oncle Léon était venu du fin fond du Hainaut avec une toute vielle camionnette appartenant à un certain Monsieur Bataille, un maroquinier des environs de Maubray. Pour tenir compagnie à son nouveau curé, ce très serviable monsieur avait également fait le voyage. En guise de cadeau, il avait offert à ma mère une énorme bouteille d’eau de Cologne d’environ deux litres. Cette bouteille fit le bonheur de ma mère pendant de longues semaines.

Mes ascendants (Attention ce n’est pas facile de s’y retrouver)

Comme je suis maintenant né, il faut que je vous parle de mes ascendants. Mon père, Jean, Joseph, Laurent, (tient voilà probablement pourquoi je porte aussi le nom de Joseph) est né à Lessines-bas, le 10 mai 1912, juste avant la grande guerre, (La ville de Lessines dans le Hainaut), une tiest d’y calyotteux (une tête d’un fabriquant de cailloux, plus exactement de pavés). A Lessines, on fabriquait des bordures et des pavés en porphyre, les fameux pavés de la très célèbre course « Paris Roubaix ». Lorsque le vainqueur de ce grand classique de la petite reine brandit son trophée de porphyre, il se pourrait bien que ce soit un pavé façonné dans la carrière de mon arrière-grand-mère, Marie Brasse. En septembre 2005, je suis allé visiter les stigmates des restes de l’exploitation et sa ville natale. J’imaginais mon père en courte culotte jouant et pêchant aux bords de la Dendre, près de l’hôpital « Notre Dame de la Rose ». Quand il nous parlait de sa jeunesse, et que nous lui demandions de se remémorer son tout premier souvenir d’enfance, il nous disait qu’il voyait l’image d’un uhlan allemand casqué, perché sur son cheval, traversant la Grand Rue de Lessines. Dans sa famille, il y avait 6 enfants, deux filles, Laure et Maria et quatre garçons : Adémar, (mon parrain) Charles, Léon et Jean, mon père. La famille possède une photo de 1930 où ils sont tous réunis. Cette photo est restée accrochée au mur de la chambre d’oncle Léon jusqu’à sa mort, dans son infâme maison de retraite à Willaupuis dans le Hainaut.




Les mathématiques nous disent que le nombre de nos ascendants est égal à 2 à la puissance n, n étant le nombre de générations depuis le début de l’humanité. On peut estimer qu’il y a en moyenne 4 générations par siècle. Comme l’homme est apparu il y a environ 4 millions d’années, le nombre de générations est estimé à cent soixante-milles. Chaque spermatozoïde qui a fécondé un ovule est le rescapé d’une course folle d’environ 100 milles candidats. Si un seul de ces candidats n’avait pas été au rendez-vous en temps utile sur les cent soixante-mille générations et si un seul des partenaires des multiples copulations s’était abstenu pour l’une ou l’autre raison, nous ne serions pas là ! Ça laisse rêveur. Est-ce la destinée ou le fruit d’un pur hasard ? A chacun d’en juger ! L’important c’est d’être là.

L’arbre généalogique de la famille Depauw et les familles apparentées

En consultant l’arbre généalogique de ma famille (repris en annexe), j’ai pu constater que plusieurs de mes ascendantes sont nées sous X. Il y a aussi un peu de consanguinité puisque l’on retrouve deux « Brasse » dans la même ascendance. Y a-t-il eu des mariages entre cousins cousines dans cette famille ? Etaient-elles des filles légères ? Je n’en sais strictement rien. En tout cas en consultant les registres de la population de la Ville de Lessines, on constate que les noms de famille, Brasse, Deltenre, Debacker et Depauw étaient très répandus dans cette citée.

Il faut aussi remarquer que les Depauw étaient assez silencieux sur ce genre de situation. De plus, ils étaient issus d’une classe sociale moyenne puisque dans les différents actes de mariage, certains membres de la famille sont souvent repris comme entrepreneurs agricoles. Mon père, ses frères et sœurs sont restés muets comme des carpes toute leur vie sur ces sujets. Motus et bouches cousues, telle était la devise ! Etaient-ils gênés d’en parler ? C’est fort possible surtout à cause de l’influence de l’oncle Léon et de mes tantes Laure et Maria pour qui le péché de la chair (comme ils disaient) n’était pas de nature à les faire sourire. (Une forme de puritanisme). Pourtant, il semblerait qu’à cette époque, cette manière de vivre était beaucoup plus courante qu’aujourd’hui. Pour préserver les héritages, le fils aîné prenait officiellement une femme devant l’Etat Civil sans oublier de passer chez le notaire pour définir les closes de l’héritage tandis que les autres frères et sœurs vivaient maritalement avec leur compagne ou compagnon sans passer chez le curé. De cette façon, l’héritage restait sur la tête de l’aîné des descendants qui portaient le nom officiel de la famille. Les bâtards n’héritaient pas. Comme les Brasse étaient de gros fermiers, est-ce cette raison qui l’emporta ? Je n’en sais rien. De plus, au moment des moissons dans les fermes et les champs, un grand nombre d’ouvriers et d’ouvrières agricoles se côtoyaient. Le soir, beaucoup de choses se passaient dans les granges. Comme plusieurs de mes ascendants étaient repris comme entrepreneurs agricoles ou bouchers, ont-ils batifolés dans les foins ? Finalement, la seule conclusion philosophique que je tire d’un tel constat, c’est que nous ne savons jamais qui nous sommes vraiment ! Il semblerait, d’après les études de paternité basée sur l’ADN que l’on n’est plus le fils de son père dans un délai de trois générations. L’infidélité des femmes et des hommes est une constante éternelle et surtout universelle. De toute façon, je m’en contrefiche, le principal intérêt de cette recherche n’est-elle pas de comprendre la relativité des choses de la vie.

Les parents de ma grand-mère paternelle, Pierre-Joseph Debacker et Marie Brasse se sont mariés le 15 mai 1876. C’étaient des petits cousins. Ma grand-mère Louisa Maria Debacker est née un mois plus tard, le 13/6/1876. Ils ont donc batifolé dans les foins bien avant leur mariage ! Marie Brasse, fermière, possédait beaucoup de terre et elle était assez riche pour l’époque. C’était un bon parti. De ce mariage naquit une autre fille, une certaine Maria-Rachel connue sous le seul nom de « Rachel ». Mon arrière-grand-père Pierre-Joseph Debacker est mort relativement jeune, le 3/6/1885. Marie Brasse, la mère de ma grand-mère s’est remariée avec un certain Lucien (Joseph Camille) Deltenre en 1889. Ils eurent un fils, Charles, qui est donc le demi-frère de ma grand-mère. Marie Brasse, très bonne gestionnaire de son patrimoine, fit fructifier son héritage en ouvrant la carrière de porphyre sur les terrains de la ferme.

Léon Depauw, mon grand-père est, lui aussi, né à Lessines le 19 mai 1867, le deuxième d’une famille de trois enfants. Il avait donc 8 ans de plus que ma grand-mère. Je ne l’ai pas connu puisqu’il est mort le 4 janvier 1944 en pleine guerre, bien avant ma conception et juste avant la naissance de ma sœur Françoise. Je ne sais pas grand-chose de lui, excepté qu’il était très agréable à vivre et d’une extrême politesse. Son faire-part de décès est rédigé en flamand alors qu’il était plutôt de culture francophone !

Mon grand-père et ma grand-mère se sont mariés le 15 mai 1899. Ils ont enregistré un acte de mariage chez le notaire Chevalier. Comme ma grand-mère était assez riche, elle voulait protéger son héritage hérité de son père Pierre-Joseph Debacker, décédé en 1885. De plus, elle était susceptible d’hériter de sa mère propriétaire de la carrière Deltenre-Brasse. Ce détail aura une grande importance lors du décès de son beau-père Lucien Deltenre pour le partage des parts de la carrière de Lessines.

En consultant l’acte de mariage de mes grands-parents, j’ai constaté que le nom Depauw s’écrit en un mot alors que certains membres de ma famille néerlandophone l’écrivent en deux mots, « De Pauw ». (En flamand, De Pauw signifie le paon,) D’après l’état civil wallon, les flamands seraient dans l’erreur tandis que pour l’état civil flamand, c’est juste le contraire. La maitrise du flamand n’étant pas la tasse de thé des wallons, longtemps dominateurs dans le royaume de Belgique, l’officier de l’état civil wallon s’est lourdement trompé. Pour les mêmes raisons, le nom de ma grand-mère, Louisa Debacker, s’écrit également en un mot. (En flamand, De Backer signifie « le boulanger »).

Toujours d’après l’acte de mariage, mon grand-père aurait eu deux frères, Léopold plus âgé d’un an et Louis, son cadet de 4 ans, blessé à la grande guerre. Je n’ai pas connu Léopold. Louis résidait à Leuze dans une grande station d’essence tenue par ses fils. Je me souviens l’avoir rencontré une seule fois en compagnie d’oncle Léon qui nous brinquebalait un peu partout. Mes oncles et tantes n’en ont jamais beaucoup parlés. Y a-t-il eu des conflits entre eux ? C’est possible mais je n’en sais strictement rien. Je sais seulement que les parents de mon grand-père n’étaient pas sans rien puisqu’ils étaient très actifs en boucherie.

Mon arrière-grand-père, Joseph Depauw, né en 1831, était propriétaire d’une boucherie dans la Grand Rue de Lessines. Mon grand-père Léon et ses deux frères, repris dans l’acte de mariage, sont tous les trois déclarés comme exerçant le métier de boucher. Leur boucherie était très moderne et munie d’un abattoir. (D’après ce qu’on m’en a dit de bouche à oreille). Il paraîtrait qu’en Belgique, cet abattoir fut un des tous premiers à avoir installé une chambre froide avec un compresseur électrique. (On aimait déjà la technique dans la famille). En écoutant la version de tante Laure, (la sœur de mon père, morte le 4 décembre 2001 à 101 ans), l’installation aurait été construite vers 1892. Cette grande maison existe toujours. Elle possède une vaste cour intérieure. On y entre par une grande porte cochère.




Mon grand-père, Léon Depauw aimait la musique et le théâtre. Comme comédien amateur, il jouait dans la troupe locale et dans la fanfare de Lessines. Il participait aux activités folkloriques de la Ville qui commémore, chaque année, par un cortège, le sauvetage de la cité par un certain Tramassure. Ce preux chevalier, capitaine de la jeunesse de la garde civile de la ville, aurait repoussé, en 1304, les agresseurs flamands, commandés par le comte d’Oudenaarde, venu réclamer au comte du Hainaut des terres litigieuses situées en bordures des deux comtés.





En 1889, mon grand-père a tenu le fameux rôle du fougueux Tramassure. On le voit sur un char, déguisé en preux chevalier, maniant l’épée et l’offrant finalement à la vierge Marie en gage de remerciement. Finalement, vers 1308, le comte d’Auden arde vainquit les Lessinois et détruisit la ville.

L’ouverture de la carrière de porphyre de Lessines

Un peu avant la fin du 19ème siècle, vers 1890, mon arrière-grand-mère Marie Brasse, surnommée la grande bobonne, avec son nouvel époux Lucien Deltenre ainsi que ses deux filles Louisa (ma grand-mère) et Rachel nées du premier mariage Debacker, ouvrirent une carrière dans un banc de porphyre qui émergeait sur les terrains de la ferme. Chacun prit à ce qu’on m’en a dit, des actions dans la nouvelle société en fonction de leur part d’héritage. Marie Brasse était la très grande actionnaire.

La société prit le nom de carrière Deltenre-Brasse. Mon grand-père Léon Depauw, mari de ma grand-mère Louisa Debacker et Lucien Deltenre en devinrent les deux directeurs. Ils formaient ainsi un couple de princes consorts puisque les terrains et la plupart des actions de la carrière appartenaient aux femmes par héritage. C’est ainsi que la famille se lança dans l’aventure des extracteurs de pierre. Mon grand-père avait d’une grande compétence dans les affaires et un excellent vendeur. Il se rendait toutes les semaines à la bourse de Bruxelles pour conclure des contrats de fourniture de pavés, de bordures et de concassés. A l’époque, la Belgique était très prospère surtout la Wallonie grâce à ses industries lourdes, sidérurgies, charbonnages, chimies et constructions métalliques. L’argent coulait à flot. Comme les besoins en matières premières pour construire les nouvelles routes étaient énormes, les carrières de Lessines connurent un essor considérable si bien qu’en 1914, la carrière Deltenre-Brasse occupait plus de trois cents ouvriers carriers et produisait plus de mille tonnes de concassé par jour. C’était l’une des plus modernes de l’ensemble des carrières de Lessines et même d’Europe. Tout était déjà automatisé.

Les séquelles financières de la grande guerre 1914-1918

Mes grands-parents Depauw-Debacker ont été ruinés deux fois par les deux grandes guerres. Pendant la première guerre mondiale, au début de 1915, le front s’est stabilisé à environ 40 km de Lessines sur plus de mille kilomètres. Les armées allemandes eurent d’énormes besoins en concassé pour établir cette ligne de front dans le nord de la France. Les soldats du génie fabriquaient des bunkers en béton. Ceux-ci servaient de points d’appuis et de refuges pour les soldats dans les tranchées lors des attaques. Ils établissaient aussi de nombreuses lignes de chemin de fer pour alimenter l’armée. Ces deux activités militaires consommaient une quantité gigantesque de matière concassée. En 1914, il existait une convention sur l’état de guerre reconnue internationalement par les belligérants qui permettait aux civils de refuser de travailler pour un occupant. Forts de cette loi, tous les patrons et ouvriers carriers de Lessines se croisèrent les bras. Comme tous les autres patrons, la direction de la carrière Deltenre-Brasse refusa de faire fonctionner son concasseur, un des plus modernes de l’époque. Celui-ci fut pourtant réquisitionné par les Allemands et quasi réduit à l’état de squelette en 1918. Toutes les machines importantes furent envoyées en Allemagne juste avant l’armistice.

Malgré une campagne de propagande des Allemands proposant des contrats de travail alléchants aux ouvriers pour qu’ils relancent les concasseurs et qu’ils travaillent pour l’effort de guerre de l’Allemagne, aucun travailleur ne se présenta. Le refus persistant des Lessinois énervait l’occupant. En représailles, le 6 novembre 1916, l’État-major allemand organisa la déportation vers l’Allemagne de 1323 travailleurs devenus chômeurs par la force des choses. En les déportant, ils voulaient forcer les ouvriers à accepter les contrats juteux ainsi que des garanties alimentaires pour leurs familles. Tous refusèrent et restèrent enfermés dans un camp sauf une partie des ouvriers flamands qui acceptèrent.

Voici ce qu’en raconte un certain Jules Colery de Lessines : « Dès octobre 1916, un nouveau bruit sinistre se répand : les Allemands enlèveraient des ouvriers belges pour les déporter en Allemagne et les contraindre au travail. Comme la propagande pour recruter des travailleurs volontaires pour l’Allemagne avait donné de très mauvais résultats notamment à Lessines, les autorités occupantes décident donc de procéder à des déportations de chômeurs. Le 5 novembre 1916, les murs de la ville de Lessines et alentours sont placardés d’affiches ordonnant aux hommes de 16 à 60 ans de se présenter le 6 novembre à l’école du Camp Milon. La veille, les issues de la ville sont bloquées. Ce jour-là, les Lessinois ainsi que des hommes des communes voisines se présentent à l’école du Camp Milon. Les hommes sont triés. « A l’entrée, un premier triage est fait par un docteur allemand accompagné d’un officier ; les estropiés, malades à vue, trop jeunes ou trop âgés, selon son gré, sont retenus dans la première cour, les autres doivent passer dans la seconde qui est celle de l’école des filles et doivent se ranger près de l’entrée, en attendant leur sentence, je fus envoyé dans ce groupe. Les commandants, officiers, y compris le fameux séquestre Hoppner dirigent les opérations ; l’entrée se fait sur deux rangs, les libérés traversent directement l’école et avant leur sortie, on appose un cachet au dos de leur carte d’identité ; les autres, les condamnés doivent se présenter à la table où on leur propose des engagements de toutes sortes.

En cas de refus, ils sont gardés à vue dans une classe et vers 8 heures et demie, un premier peloton d’une trentaine de condamnés sort ; ils doivent se ranger par quatre et sont entourés de soldats, qui mettent baïonnettes au canon. On leur fait grimper le talus du chemin de fer et on les conduit directement à la gare, où le train les attend. Petit à petit, le train composé d’une trentaine de grandes voitures se remplit. Toutes les rues voisines du chemin de fer sont bordées de curieux ; ce sont des pères et mères anxieux, des épouses, des enfants en pleurs. Enfin, à deux heures, le train part, les mouchoirs s’agitent, de tous côtés, nous entonnons une vibrante Brabançonne et nous partons dans la direction d’Ath ».

Comme tous les hommes, mon grand-père fut réquisitionné. Du fait qu’il avait six enfants, qu’il était âgé de 50 ans et qu’en plus, ce n’était pas un manuel, il fut libéré. Je suppose qu’il a reçu le cachet sur le dos de sa carte d’identité. Cependant, Clément Missante ouvrier dans les années cinquante à la carrière Depauw d’Ouffet fut déporté à 17 ans. Il nous parlait de temps à autre de cette aventure et sur l’état déplorable de l’alimentation dans les camps allemands. Il fut d’ailleurs hospitalisé pour malnutrition. En 1914, Charles Deltenre, le demi-frère de ma grand-mère, âgé de 23 ans se porta volontaire de guerre pour l’armée belge. Il fut blessé sur l’Yser et y perdit un œil. A la sortie de la guerre en 1918, la société Deltenre-Brasse était en ruine.

De cette catastrophe économique, les Deltenre, Brasse, Debacker, Depauw ne reçurent aucun dommage malgré la dette de guerre colossale imposée aux Allemands par le traité de Versailles de 1919. A son retour, en janvier 1919, Charles Deltenre reprit les activités de Lucien Deltenre pour relancer l’entreprise d’extraction de porphyre. Malgré cette déconfiture majeure, dès 1919, les associés empruntèrent l’argent nécessaire pour relancer les installations qui repartirent de plus belle pour la reconstruction du nord de la France et de la Belgique tout entière.

Une succession compliquée

En 1933, Lucien Deltenre, le père de Charles, beau-père de ma grand-mère, décéda. Mon arrière-grand-mère Marie Brasse dite la grande bobonne devint veuve pour la deuxième fois. Les héritiers, Marie Brasse, ses deux filles, Louise (ma grand-mère) et sa sœur Rachel (épouse Lepoivre) nées du premier lit Debacker et Charles Deltenre, né du deuxième lit, se partagèrent l’héritage.

Finalement, pour sortir de cet imbroglio, ma grand-mère retira une partie de ses avoirs pour fonder une nouvelle entreprise de travaux publics dirigée par son mari Léon Depauw, son fils ainé Adhémar et le mari de tante Laure, Léon D’haese. Charles Deltenre l’héritier de Lucien Deltenre devint l’actionnaire principal de la carrière. Très exigeante, ma grand-mère passa une convention avec Charles Deltenre pour obtenir un quota de production de pavés et de concassés avec tarif préférentiel pour la nouvelle société. Cette société travaillait principalement en Flandre où l’expansion industrielle commençait.


Les ravages économiques de la guerre 1940-1945

Après le partage de l’héritage de la carrière en 1933, à la suite de la fondation de l’entreprise des travaux publics en Flandre, une grande partie de la famille Depauw partit s’installer en Flandre, à Gand, à Nevele et à Landeghem. Entre-temps, Adhémar et Charles, les deux fils ainés de mon grand-père convolèrent en justes noces avec de belles fortunes flamandes. Adhémar épousa Imelda Lampaert de Nevele, riche héritière de grands bourgeois, Laure, un ingénieur de la région Gantoise, un certain Léon D’Haese, assistant de l’université de Gand. Charles épousa sa chère Elsa Onderbeke, la fille d’un très riche industriel de Landeghem d’import-export de fruits et légumes.



Léon devenu prêtre en 1936, fut désigné professeur puis économe au collège de Kain où il resta toute la guerre et fut chargé de nourrir plus de deux cents pensionnaires. (Ce n’était pas une sinécure). Pendant toute cette période, papa l’a aidé pour tuer les cochons qu’oncle Léon élevait clandestinement dans les caves du collège. En 46, Léon fut nommé curé à Maubray dans le Hainaut où tante Maria le rejoignit pour l’aider dans sa cure. Papa, trop jeune, resta célibataire jusqu’en 1941.




Tout allait donc bien pour la famille Depauw sauf que, le mari de tante Laure mourut très rapidement d’un cancer du cerveau à 32 ans, 6 mois après son mariage et juste avant la naissance de sa fille. Pour couronner le tout, la Belgique entra en guerre le 10 mai 40, jour de l’anniversaire de papa qui fêtait s’est 28 ans. Ce jour-là, le ciel devint bien sombre pour toute la famille.

En plus, vers 1931, mes grands-parents avaient acheté une très belle maison familiale (presque un château) à Landeghem, le long de la rive du canal de la déviation de Gand. C’est là que vivait mon père. En mai 1940, l’armée belge se replia sur les bords de la Lys et le long de ce canal de la déviation de Gand jusqu’à Terneuzen pour former un front continu jusqu’à la mer. Le 22 mai, l’armée belge établit sa ligne de front juste en face de la maison, mais sur l’autre berge. C’est là qu’elle livra une terrible bataille d’arrêt pour permettre aux Anglais de rembarquer à Dunkerque. Pour se protéger, l’armée belge décida de faire sauter tous les bâtiments qui se trouvaient en face de ses lignes de façon à éviter que ces habitations ne servent de points d’appui aux forces ennemies. Comme la maison familiale était du mauvais côté, elle fut dynamitée et sacrifiée sur l’autel de la patrie. Le clocher de l’église du village et le pont du canal subirent le même sort.

Le matin du 22 ou 23 mai 1940, mon grand-père était seul dans la maison. Il fut réveillé par l’officier belge de service qui supervisait l’ordre de destruction. Celui-ci lui a donné cinq minutes pour quitter la maison. Surpris par un délai aussi court, il partit à vélo en emportant sous son bras un seul et unique objet, son pot à tabac que je possède toujours. Il oublia même de sortir le chien qui fut englouti dans les décombres. Pendant ce temps, deux de ses fils militaires combattaient l’ennemi, Adhémar (le plus âgé) comme officier transporteur motorisé de troupes et mon père comme observateur d’artillerie au 16A. Comme mon père connaissait parfaitement la région pour l’avoir parcourue à moto, il avait été désigné à ce poste pour guider les tirs des canons de 155 mm de son régiment d’artillerie lourde.

Le reste de la famille avait fui de l’autre côté du canal dans une maison de retraite de Nevele pour se mettre à l’abri dans les caves du couvent. Cette fuite faillit d’ailleurs très mal tourner car échaudés par la forte résistance des chasseurs ardennais à Nevele et à Vink, les forces allemandes commandées par le général Van Paulus, (il paraît que ce n’était pas un tendre) sortirent les civils de la cave et les prirent comme otages. Tous les bâtiments des alentours avaient été détruits par l’artillerie belge. Mes deux tantes, oncle Léon et ma grand-mère furent placés contre un mur encore debout pour être fusillés. Les allemands prétendaient que les civils tiraient sur eux, un peu comme à Visé en 1914.

Ils furent sauvés en toute dernière extrémité par un officier supérieur allemand qui passait par-là et qui annula l’ordre d’exécution. Oncle Léon avait d’ailleurs déjà administré le sacrement de pénitence et accordé l’absolution à tous ceux et celles qui le lui demandaient et qui, comme lui, étaient alignés contre le mur. D’autres civils n’eurent pas cette chance et furent fusillés dans le village voisin de Vink à quelques centaines de mètres de leur cachette. Voici le récit de cette bataille tel qu’il nous a été raconté par des contemporains et nos parents.







« La bataille de Vink est l’un des épisodes les plus sanglants de la bataille de la Lys pendant la seconde guerre mondiale en Belgique. A la suite de cette bataille, dans la région et au carrefour dit de « Kruiswege », des horreurs proférées par des troupes allemandes malmenées par les chasseurs ardennais sont survenues. Elles ont défié l’impensable. Le nom dit tout, « Kruiswege » est un endroit où un certain nombre de rues se rejoignent. Cela a fait de ce carrefour un endroit d’une grande importance stratégique pour bloquer l’avance allemande qui tentait d’encercler les troupes belges cantonnées sur la rive gauche de la Lys. Entre ce hameau et le village de Vink, les chasseurs ardennais ont offert une résistance acharnée aux avancées allemandes. Cachés dans les champs et les maisons, ils ont attaqué par surprise les troupes en mouvement, d’où les fausses illusions des allemandes qui croyaient que des citoyens les attaquaient aussi.

Beaucoup de soldats allemands moururent. Devant ce lourd revers, l’atmosphère devint de plus en plus lourde et les allemands devinrent enragés



Photographies historiques : Collection Peter Taghon & Vinkt, mai 1940. Voilà de quoi l’homme est capable !





















Le long de la route longeant la maison de ma tante Imelda, rue Cyrille Buysse à Nevele, dans le jardin et sur le toit de la maison, après la bataille, on retrouva les corps de plusieurs chasseurs ardennais qui ont donné leur vie pour que la Belgique puisse vivre et survivre. Il semblerait qu’un soldat d’Ouffet est tombé à cet endroit. Je ne connais pas son nom ! Il fut retrouvé en face d’une des petites fenêtres juste en dessous du toit, en façade de la maison où il prenait en enfilade la rue Cyrille Buysse pour stopper l’avancée des fantassins allemands. Il l’a payé de sa vie. Honneur et gloire à ces valeureux soldats. Il faudrait faire une recherche sur les noms inscrits sur le monument aux morts d’Ouffet pendant la 2ème guerre mondiale.

Le jour de la destruction de la maison familiale, ma famille a perdu tous ses souvenirs. Tout a volé en l’air et le reste a été emporté par des pillards. Lorsque le 31 mai ou le 1er juin au soir, papa est rentré de la campagne des 18 jours, il n’avait même plus un pantalon à se mettre



En juin 40, tout le matériel de la société Depauw était disséminé aux quatre coins de la Flandre. L’invasion allemande emporta tout sur son passage. Pour la deuxième fois en moins de 20 ans, comme en 1914, l’Allemagne ruina ma famille. Après la destruction de la maison familiale de Landeghem, mes grands-parents se réfugièrent dans leur maison à Lessines ensuite au château de Zomergem qu’ils louaient pour les mouvements de jeunesses et enfin à Tournai dont je n’ai pas le moindre souvenir. J’ai réuni quelques photos de toutes ces maisons et de cette époque datant de 1934 à 1946.

Après la mort de mon grand-père en janvier 44 au château de Zomergem, ma grand-mère, ses deux filles, Laure et Maria ainsi que Marie-Rose, orpheline depuis sa naissance, résidèrent encore quelques temps dans la maison de Tournai jusqu’en 1948. Elles élurent ensuite toutes les quatre, domicile à la cure de









Maubray, l’oncle Léon y fut nommé curé. Mon cher oncle Léon fut retiré du collège de Kain par son évêque parce qu’il était assez avant-gardiste pour son époque et qu’en plus, il n’était pas toujours très diplomate avec sa hiérarchie religieuse. Léon avait le malheur de défendre la classe ouvrière assez malmenée par les gros capitalistes aristocratiques chrétiens qui n’appliquaient vraiment pas l’encyclique de Léon XIII. Son évêque Carton de Wiart, issu d’une famille nobiliaire, rattachée à la grande industrie, pensa enterrer ce trublion gauchiste dans un petit village perdu à la frontière française. Dans ce village très isolé, quasi inaccessible sans un guide chevronné, il y débuta sa carrière de curé en enterrant tout d’abord un pendu et ensuite un noyé. Le seul avantage de résider dans cette paroisse était la jouissance d’une magnifique cure entourée d’un grand mur.

Avant lui, deux autres curés l’avaient déjà précédé dans cette terrible paroisse et s’étaient aussitôt enfuis après deux ans de sacerdoce. L’ambiance anticléricale était notoire et connue à cent kilomètres à la ronde. Tout de suite, Léon se heurta à une partie de la communauté paroissiale. De plus son dynamisme de rénovateur iconoclaste ne plaisait pas aux quelques rescapés du catholicisme local. Cela lui valut quelques nouveaux ennuis. Avec le temps qui va, tout finit par s’apaiser mais Léon, de rénovateur finit par devenir conservateur bien qu’il fut un des tout premiers curés à porter le clergyman. Son apostolat dans ce village prit fin après 53 ans de bons et loyaux services à sa sainte Mère l’Eglise avec laquelle pourtant, il eut plus d’un oignon à peler.




Ma grand-mère paternelle est morte en Flandre à Nevele chez son fils Adhémar le 25 mai 1962 un jour où elle rendait visite à son petit-fils Sylvain, gravement handicapé. Ce jour-là, quelques heures avant sa mort, ma grand-mère a reçu la toute première et toute dernière piqûre de son existence. Aux environs de ses 18 ans, Sylvain avait contracté une très lourde sclérose en plaque qui l’a laissé grabataire jusqu’à sa mort à l’âge de 56 ans, soit 38 ans de souffrance. Lorsque nous lui rendions visite à Nevele, nous jouions aux cartes toute l’après-midi. Marie-Thérèse lui tenait les cartes et il désignait de la tête celle qu’elle devait jeter sur la table.

La première entreprise de mon père

Entre 1933 et 1937, papa travailla pour son frère Adhémar, directeur de l’entreprise familiale. Papa devait souvent s’absenter parce qu’il était régulièrement rappelé sous les drapeaux pour cause d’alertes de guerre ; 1936, 1937, 1938 et 1939-40. Par la suite, pour se séparer d’oncle Adhémar et être totalement indépendant, papa fonda sa propre entreprise de fabrication de matériaux de construction : blocs, tuyaux, bordures en béton qu’il revendait pour construire les routes et les ponts et pour les particuliers. Sa sœur, tante Maria lui servait de secrétaire et tenait les comptes. A son retour de la campagne des 18 jours, papa repris ses activités de fabricant de matériaux de construction. Ensuite en 1945, ce fut l’exode en Wallonie pour une nouvelle aventure : l’ouvert de la carrière d’Ouffet.




La famille de ma mère

Comme tous les enfants du monde, j’ai aussi eu une maman. Ma mère « Henriette » est née à Gand, en pays flamand, le 22 mai 1911. (Décidément, le mois de mai est très fertile en évènements). C’était l’aînée d’une famille de 4 enfants. Je ne connais pas précisément l’endroit où elle est née.



Son père, Pierre-François d’Hooghe, était géomètre, employé dans les chemins de fer vicinaux. (Mon grand-père tenait au petit « d » apostrophe comme à la prunelle de ses yeux). L’arbre généalogique des d’hooghe remonte jusqu’au 13ème siècle et montre que certains des ascendants sont d’origines nobles et ont occupé des postes importants notamment à la Ville de Bruges vers 1400 et en Hollande comme seigneurs, échevins et commerçants. Cela vaudrait la peine de faire une recherche complète. Je suppose que c’est pour des raisons nobiliaires que mon grand-père tenait à son petit d.

Pierre-François d’hooghe est né à Zelzate près de Gand, le 20 février 1887, aîné d’une famille de 9 enfants. Voilà à quoi ressemblait Zelzate au début du siècle. (Voir les photos). On peut s’étonner des différentes manières orthographier ce village. Le village de Zelzate était déjà relié à la mer par le canal Gand-Terneuzen. Son port recevait des navires de mer. Il disposait de ponts mobiles qui furent tous détruits pendant la première guerre mondiale. Ce port deviendra très important par la suite pour la sidérurgie gantoise.







Malgré ses indéniables origines flamandes, mon grand-père a vécu une grande partie de sa jeunesse en France. Son père, mon arrière-grand-père, était employé comme géomètre dans une entreprise de construction qui travaillait essentiellement sur des grands chantiers français. Il construisait des ports et battait les palplanches. D’après ce qui nous a été dit, cet arrière-grand-père participa aussi à la construction du fort de Boncelles, point stratégique de la barrière militaire dressée contre l’Allemagne dans la vallée de la Meuse

Pierre-François d’hooghe vouait une admiration sans borne au génie français. Il avait la nostalgie de sa jeunesse passée au bord de la Loire. Chaque fois que nous allions chez lui à Gentbrugge, il nous faisait écouter la radio ou la TV de Lille qu’il captait assez facilement dans le plat pays flamand. Peut-être m’a-t-il transmis cet amour immodéré que je porte à la France.

Au début du 20ème siècle, l’industrie étant en pleine expansion, on plaçait des lignes de chemin de fer (écartement de 144 cm) et de vicinaux (écartement de 100 cm) à travers toute la Belgique. Comme responsable de travaux, mon grand-père devait suivre l’avancement de la pose des voies. Ma mère a donc dû déménager de nombreuses fois : Gand, Ath, Seraing, Quevaucamps, Gand. Chaque fois, c’était un drame, car elle devait quitter ses amies. Comme on ne parlait pas encore de frontière linguistique, on passait facilement d’une région à une autre. C’est ainsi que maman a appris le flamand lorsqu’elle avait déjà douze ans sur les bancs de l’école de Gentbrugge. Lorsqu’il déménageait, mon grand-père choisissait tout seul la nouvelle maison et lorsque la famille arrivait avec la charrette de déménagement, c’était une vraie surprise.








Dans son jardin, il marchait en sabot et lorsqu’il mangeait son pain gris, sa moustache gigotait d’un côté à l’autre de sa bouche. A table, il découpait son fromage avec un couteau de poche qui lui servait aussi à couper les choux de ses lapins. Il avait toujours l’attitude d’un protestant calviniste qui avait peur de la damnation éternelle ! Cette anxiété maladive, la peur de Dieu et de la mort ont marqué son caractère et celui de ma mère. (Elle redoutait par-dessus tout la mort, pauvre maman ! Elle voulait d’ailleurs devenir centenaire pour reculer au maximum l’échéance fatidique.)


Lorsque nous logions chez lui, le soir, avant de nous coucher, mon grand-père nous obligeait à l’écouter réciter toute une kyrielle de prières qu’il lisait au dos d’images pieuses et auxquelles ma grand-mère répondait par mono syllabes. Je me souviens d’ailleurs très bien d’un des passages de ces horribles litanies que ma tante Laure déclamait, elle aussi, haut et fort, lorsqu’elle priait : « Ils ont compté tous mes os ». Je ne sais pas à quoi cela se rattachait, mais j’en avais froid dans le dos : compter tous mes os, rendez-vous compte de l’effet de cette prière, il n’y avait rien de tel pour nous remonter le moral. Nous guettions le moment où il tournait la dernière image. C’était le signal tant attendu ou nous pouvions nous échapper et monter nous coucher. Toutes ces prières lui ont-elles ouvert les portes du paradis ? Dieu seul le sait !

Ma grand-mère maternelle, Marie-Louise Versyp, était une vraie flamande, née à Evergem, le 4 mars 1888 d’une famille très nombreuse. Beaucoup de ses frères et sœurs sont morts très jeunes de la tuberculose, grande mangeuse d’hommes. On la voit ci-dessous en 1902, en haut à droite de la photo avec ces frères et sœurs, les seuls survivants de ce carnage tragique. A cette époque, appartenir à une famille touchée par cette terrible maladie était une tare. C’était une sorte d’infamie qui éloignait les candidats au mariage. De mes arrière-grands-parents maternels, je ne sais pratiquement rien. Sur la photo, ils semblent tout de même bien habillés. Il y avait une différence d’âge d’environ 16 ans entre ma grand-mère et sa plus jeune sœur « Suzanne ». (Assise sur les genoux de mon arrière-grand-mère). Comme ma grand-mère Marie-Louise Versyp s’est mariée relativement jeune, cette tante Suzanne avait pratiquement le même âge que ma mère. Elle venait régulièrement nous rendre visite à Ouffet.



Plus tard, cette grande tante ouvrit un hôtel à Wevelgem près du célèbre vélodrome. Ce restaurant avait un succès colossal. Elle y recevait tous les grands coureurs de l’époque. Tante Suzanne était un vrai cordon bleu très dynamique. Elle compensait son stress en buvant un casier de bière par jour. Lorsqu’on lui rendait visite, on partait en tram depuis Gentbrugge. Nous allions rouler sur la piste du vélodrome et l’on s’amusait à remonter les virages très pentus comme le faisait les grands champions de l’époque. Après avoir roulé sa bosse à travers le monde entier, son fils Éric a lui aussi ouvert un très bon restaurant à Zelzate. Ça renommée était telle qu’il y a fait fortune.

Je n’ai pas un très bon souvenir de ma grand-mère maternelle. (Un tel langage ferait probablement beaucoup de peine à ma mère mais c’était la dure réalité de mes sentiments d’enfant). Lorsque je l’ai connue, elle était déjà impotente et elle se déplaçait au moyen d’une tribune (en wallon, un gadot). Elle ne riait pas beaucoup et était devenue très amère. Sa vie n’a pas été des plus joyeuses. Elle a subi deux guerres et la mort de ses frères et sœurs. Très influencée par les ukases de l’Eglise qui dictait la conduite de chacun par des déclarations tonitruantes du haut des chaires de vérité, elle pensait toujours à l’enfer. Pendant longtemps, j’ai cru dur comme fer qu’elle avait deux derrières, un comme tout le monde sous sa jupe et l’autre sur sa poitrine. Comme elle était très corpulente, elle avait d’énormes nichons. Son corsage était souvent entrouvert laissant apparaître une grande fente entre ses deux seins, gros comme des cuisses. Tout petit, j’imaginais et je jurais dur comme fer que c’était un deuxième derrière. C’est mon cousin Pierre plus âgé et un peu plus futé dans l’anatomie des femmes qui m’en a dissuadé. Elle est morte le 17 août 1959.



Dans leur vieillesse, mes grands-parents maternels se sont fixés définitivement à Gentbrugge, dans la proche banlieue de Gand. C’était une grande maison (ils en étaient propriétaires) mais assez lugubre, en retrait de la route et encastrée entre deux énormes pignons de briques noirâtres. Malgré sa proximité du centre de Gand, elle disposait d’un énorme jardin. Le long d’un des murs d’enceinte, mon grand-père élevait une kyrielle de lapins et dans le fond du jardin, des poules en grand nombre.

Géomètre de profession, son métier avait fortement détint sur son caractère. Extrêmement mais bêtement méticuleux, chaque fois qu’il alimentait ses lapins, il pesait la nourriture afin qu’aucun d’entre eux ne puisse être jaloux de son voisin. Lorsqu’il nous donnait un morceau de chocolat Martoujein, (ce qui était rarissime) pour garantir l’équité entre ses petits-enfants, il utilisait une latte graduée pour couper les morceaux. On recevait ainsi exactement la même portion. Pour nourrir toute cette myriade de bestioles, (pas nous tout de même) il cultivait des choux.

J’ai souvent attrapé des papillons blancs dans les larges feuilles de ces choux où ils y pondaient leurs œufs. Pourtant j’hésitais à me faufiler entre les lignes pour les capturer, car bien souvent, je marchais dans de la merde. Mon grand-père avait la fâcheuse manie d’étendre des litres de purin sur ces plantations. Il avait la très désagréable habitude de récupérer le précieux liquide de sa fosse septique. Quelques jours avant notre arrivée, il la faisait systématiquement vider par un des frères de ma grand-mère. On aurait dit qu’il le faisait exprès. Cette odeur nous écœurait et nous transperçait, elle était terrible et je ne comprenais pas pourquoi il s’entêtait ainsi à vouloir coûte que coûte récupérer ce jus brunâtre au moyen d’une grande louche munie d’un long manche en bois. Une fois, j’ai assisté à l’opération. Le frère de ma grand-mère qui ressemblait à un grand diable filiforme, (il était tuberculeux) s’acquittait de cette tache contre monnaie. Il puisait le liquide poisseux au moyen de la grande louche. Le liquide dégoulinait le long du manche puis sur ses mains. Ensuite, il remplissait une cuve en fer blanc qu’il déversait entre les lignes des choux de mon grand-père.




Comme il était très maniaque, tout était rangé avec un ordre digne d’un pharmacien, les clous triés par dimensions dans des vieux bocaux à sucres d’orge, les marteaux, les scies et les rabots placardés sur le mur en face de l’établi. Comme il entreposait les grains et les tourteaux de ses poules dans la remise, il y avait une odeur assez particulière comme celle que l’on renifle dans les meuneries.

J’aurais tant aimé jouer dans son atelier, mais jamais il ne m’a autorisé à utiliser le moindre de ses outils, sauf à mon frère Paul dont il était le parrain, à qui il permettait absolument tout. Un jour, Paul s’était mis en tête de construire un train composé de planchettes qu’il clouait les unes derrière les autres sur une bonne vingtaine de mètres. Son montage n’avait pourtant ni queue ni tête mais il s’amusait follement à assembler deux planches par un clou. Je vois encore mon grand-père, muni de son bonnet gris, lui donner les clous et le marteau. Il allait lui-même chercher les planches dans la remise mais moi, j’étais totalement exclu de ses préoccupations. Lorsque Paul avait terminé son boulot de charpentier, mon grand-père François (Il se faisait appeler ainsi plutôt que par son vrai prénom Pierre-François) déclouait chaque planche, redressait chaque clou. Ensuite, il replaçait chaque élément à sa place. Trois semaines après sa mort, tout fut pourtant vendu à un brocanteur pour une bouchée de pain !

Il possédait aussi quelques poiriers et cerisiers. Les poires étaient excellentes, mais pas les cerises. C’étaient des griottes du Nord, extrêmement sures. Malgré l’abondance des fruits, nous ne pouvions pas y toucher. Je me rappelle qu’une fois, ma sœur Colette avait cueilli une de ses poires malgré l’interdiction. Elle fut punie comme si elle avait arraché le cœur de mon grand-père. Moi, je ne me suis jamais privé de lui piquer ses poires et ses cerises. Puisqu’il ne voulait pas me les offrir, je les lui prenais sans rien dire ni demander. Pourquoi était-il comme cela ? Je pense que nous dérangions la tranquillité de sa vieillesse et que la fin de vie de ma grand-mère, totalement impotente, le rendait amer. Pourtant, pour ma communion solennelle, il m’a écrit une très belle carte pleine de tendresse ! Je la possède toujours et lorsque je la relis, je comprends beaucoup mieux son état d’esprit et tout ce qu’il a enduré.

Ma mère aimait retourner chez ses parents. Nous leur rendions visite environ une fois par mois. Pourtant c’était une véritable expédition. Nous partions le samedi soir dès que papa avait terminé à la carrière (à cette époque les ouvriers travaillaient encore le samedi après-midi). Juste après les bains, nous montions tous les neuf dans la Chevrolet rouge, trois devant et six à l’arrière, blottis comme nous pouvions, une fesse sur la banquette l’autre dans le vide. Parfois, maman prenait le dernier-né sur ses genoux ou le plus remuant de tous, le petit Paul. Lorsqu’il s’énervait, il lui arrivait de botter dans la portière avec ses petits souliers. On finissait toujours par tous nous caser pourvu que la portière soit fermée. Il n’était pas question d’arrêt pipi en chemin, tant pis pour celle ou celui qui était incapable de se retenir. C’est probablement comme cela que j’ai pu développer une grande capacité urinaire et je ne le regrette pas. Au retour, en saison, on s’arrêtait à Overijse pour acheter du raisin.

Malgré la grande célérité de notre conducteur, le voyage durait deux heures et demie et, parfois, plus lorsque la route était mauvaise. Pour augmenter la place disponible, il arrivait que nous installions Paul sur la lunette arrière de la voiture. Il dormait ainsi une bonne partie du trajet, couché de tout son long sur le plancher supérieur. Dès que nous arrivions dans la région d’Alost et que nous traversions le pont de la Dendre, je sentais l’odeur typique de la Flandre, l’odeur du lin immergé dans l’eau flétrie. C’était un des points de repère du voyage. Après ce long chemin, nous arrivions à destination aux alentours des 9 heures du soir. Je ne sais pas si nous étions attendus avec enthousiasme car lorsque nous débarquions ainsi, il faut dire que nous squattions toute la maison. Nos grands-parents n’étaient vraiment pas d’agréables amphitryons pour leurs petits-enfants. Dès notre arrivée, nous nous installions à table pour consommer l’inévitable babeurre flamand, sorte de lait battu que nous assaisonnions avec de la cassonade. C’était infect et je le digérais difficilement. Nous étions obligés de tout avaler sans coup frémir. Mon grand-père prétendait mordicus que c’était très bon pour la santé ! Jamais nous n’avons eu autre chose que ce terrible lait battu. Ah ! Si, quelques fois, le babeurre était remplacé par un œuf à la coque issu du poulailler du grand-père.

Lorsque nous logions chez eux, ce qui n’était pas facile puisque nous étions neuf et qu’il n’y avait que 4 lits disponibles, il fallait que je joue des coudes pour obtenir une place convenable où je risquais de pouvoir dormir un peu. Deux de ces quatre lits servaient pour les adultes et si vous savez compter, il restait deux lits pour coucher sept enfants ? (Six lorsque Pierre, le cadet, n’était pas encore né). Nous dormions donc tous dans la chambre de devant, quatre dans le grand lit et trois dans le plus petit. Le grand lit était très haut et il fallait éviter d’en tomber pendant la nuit. La meilleure place était celle du milieu. On y avait bien chaud, le seul inconvénient, c’était d’éviter le coup du pompier, une de mes spécialités et aussi celle de mon frère Paul. Comme nous dormions profondément, nous oubliions de temps à autre de prendre nos précautions avant de dormir. Lorsqu’il m’arrivait de m’épancher ainsi, je rêvais tout simplement que je faisais pipi dans le jardin ou contre un mur. Quand je m’apercevais de ma méprise, il était trop tard. Si le voisin ou la voisine ne se réveillait pas, tout allait bien jusqu’au lendemain matin, sinon, c’était le branlebas de combat à travers toute la chambrée et cela se terminait par une bonne fessée lorsque maman changeait les draps. De plus, il n’y avait pas de toilette en haut et nous devions lâcher nos petits besoins dans un grand sceau commun. Pour les gros besoins, il fallait se retenir jusqu’au matin car les toilettes (si on se permet de les appeler ainsi) se trouvaient dans la cour juste au-dessus de la fameuse fosse septique où, par nos généreux apports, nous contribuions à l’engraissement des légumes du grand-père. Je me souviens aussi très bien du grand lit qui disposait d’anneaux montés sur axes qui pouvaient tourner sur eux-mêmes lorsqu’on leur imprimait un violent mouvement de rotation. Il y avait également des boules de cuivre vissées au moyen de tiges filetées que je démontais et remontais lorsqu’il fallait tuer le temps.

Dans le couloir, à côté de chaque chambre, il y avait un bénitier. Pour entrer ou quitter la chambre nous devions prélever de l’eau bénite et faire le signe de croix. Si nous oubliions, le grand-père nous renvoyait à l’étage pour nous signer. (Moi, je n’oubliais jamais. Ce pieux mensonge m’évitait un aller-retour dans l’escalier). Le dimanche matin, nous allions à la grand-messe à l’église paroissiale, là où ma mère avait été dirigeante de patronage pendant de nombreuses années. La messe était célébrée en latin et les homélies en un flamand incompréhensible. Le curé reniflait continuellement et débitait une suite interminable d’incantations des plus criardes. Parfois, à la maison, j’imitais les sermons de ce chapelain en débitant toute une kyrielle de mots flamandisés, attachés les uns aux autres par des « ja, nee dus », ce qui faisait rire tout le monde. A l’époque, j’étais persuadé que je parlais vraiment flamand.

Dans cette église, comme je ne comprenais pratiquement rien, je m’ennuyais profondément et je décomptais les secondes à l’horloge du chœur. Pourtant, lors d’une cérémonie d’une lugubre fête de la Toussaint, j’ai bien cru que nous étions devenus millionnaires. Comme mon frère Paul ne supportait pas mieux que moi toutes ces litanies, pour s’occuper, il fouillait systématiquement tout ce qui se trouvait à portée de sa main si bien qu’en ce beau jour d’allégresse, il découvrit dans la paille de sa chaise un objet très étrange, une espèce de petit picot, doré sur sa face arrière mais, très brillant sur sa face avant. Avec la pointe, Popol traçait des lignes dans le vernis de la tablette supérieure de sa très inconfortable chaise pour laquelle on devait s’acquitter d’une taxe d’un franc prélevée par une vieille fille en bas de laine et tablier noir. (Un vrai remède contre l’amour). Pendant tout l’office, on entendait résonner les piécettes que cette vieille et aguichante dévote enfouissait dans la poche ventrale de son tablier noir un peu comme un kangourou. (En Flandre, c’est fou ce que l’on remuait de l’argent dans les églises. Pour la collecte, on passait avec trois paniers en toiles emmanchés sur trois cannes en bois. Pourquoi trois plutôt qu’un seul ?) Tout d’abord, je n’ai pas prêté attention à la découverte de mon frère puis, intrigué, je m’y suis fortement intéressé car je soupçonnais l’affaire du siècle. En rentrant au domicile des grands-parents, nous avons exhibé, à tout le monde, le résultat des fouilles de mon frère. Était-ce un brillant tombé d’une bague ? Un diamant ? Un vrai ? Ce fut l’excitation du jour. Papa, en grand spécialiste, voulut rayer un morceau de verre car d’après son expérience, seul le vrai diamant est capable de réaliser un tel exploit ! L’essai fut malheureusement infructueux. Notre découverte fut bientôt réduite à néant, car nous n’avions trouvé qu’un diamant de pacotille.



Autres souvenirs de Gentbrugge

Lorsque nous étions là, de temps à autre, nos parents nous obligeaient à aller dire « un petit bonjour » (qui durait toute une après-midi) à un vieux curé, l’abbé De Wolf, (en français : Le loup), l’ancien vicaire de la paroisse de Gentbrugge pour qui maman fut, pendant de longues années, le bras droit et la dirigeante en chef du patronage. A mon avis, ce vieux grincheux jouait le rôle de directeur de conscience de ma pauvre mère. (Ce qui, pour moi, était un très mauvais choix. Je ne me suis jamais inscrit dans ce genre de comédie, Dieu merci.) Ce loup n’était pas solitaire, il vivait avec sa vieille servante Zulma, une vielle fille à barbe, insupportable, qui n’aimait pas les enfants. Ensemble, ils formaient un vieux couple et maintenant, avec le recul, je pense sincèrement, qu’il en était bien ainsi. Papa et maman faisaient pourtant semblant de ne pas le savoir. Fermaient-ils volontairement les yeux où étaient-ils naïfs à ce point ? Je n’étais pas dans leurs confidences. Ils ont d’ailleurs toujours agi comme cela lorsqu’ils étaient confrontés aux dures réalités de la vie sexuelle des hommes d’Eglise. Ils masquaient cette vérité criante par leurs propres convictions. Leur foi était tellement profonde et comparable à celle du charbonnier que papa et maman engrangeaient comme « argent comptant » ou plutôt comme « parole d’évangile » tout ce qui était dit par les autorités religieuses. Ils ne voulaient ou ne pouvaient jamais voir en face ce type de réalité sociale. Leur foi l’interdisait. Pas une seule fois dans leur existence, ils n’ont voulu mettre en doutes l’honnêteté ou la probité des gens d’Église ainsi que le pouvoir clérical qui y était associé. On sait ce qu’il en est advenu avec la pédophilie !

A l’époque, ces deux vieux vivaient dans une énorme cure entourée d’un magnifique jardin rempli d’arbres fruitiers, un vrai paradis terrestre entretenu gratuitement par un jardinier dévot. (C’est fou le nombre de bigots serviles que l’on pouvait trouver en Flandre acceptant de se couper en quatre pour obtenir les faveurs de l’Église en espérant ainsi sauver leur âme des affres de l’enfer. Ils obtenaient ainsi des grâces plénières, par exemple, cent jours de remise de peine au purgatoire pour avoir récité un rosaire. On ne trouvait pas une telle dévotion dans la très socialiste Wallonie où les ouvriers clamaient haut et fort leur hostilité à la mainmise du pouvoir clérical). Théoriquement, le vrai plaisir d’avoir un tel verger est de pouvoir jouir de sa munificence en profitant des légumes et surtout des fruits qu’il produit. Pourtant, en observant l’attitude de mon grand-père et celle du bon curé De Wolf, on pouvait croire que c’était une manie flamande que d’interdire de manger les fruits du jardin comme la bible l’imposa à Adam et Ève au jardin d’Eden. Peut-être qu’en se privant ainsi, les pécheurs que nous sommes, se sanctifient. Je me souviens très bien d’une visite rendue par toute la famille à ce vieux curé et à sa vielle servante Zulma dans ce presbytère vers le mois de septembre. Le verger était rempli de pommes, poires, prunes et pèches par milliers. Malgré cette abondance pléthorique, nous ne pouvions rien prélever. Les fruits tombaient des arbres et pourrissaient sur le sol où les guêpes et les papillons proliféraient et se les disputaient. Je me souviens encore très bien d’une des réflexions de ce vieil avare : « Que vais-je faire de tous ces fruits ? » Nous étions sept, nous n’attendions que son feu vert pour nous régaler mais, nous n’avons jamais obtenu la moindre autorisation d’emporter quoi que ce soit. De leur côté, papa et maman ne l’ont jamais incité à faire ne fut-ce qu’un petit effort pour nous permettre d’accéder à cette kermesse.

Pourtant, pendant une de ces traditionnelles visites du jardin, véritable corne d’abondance, lorsque cette tendre Zulma s’en fut retournée dans sa grande cuisine et tandis que ce très cher abbé De Wolf discutait au salon avec mes parents, nous avons essayé de profiter de leur inattention commune pour prélever notre part de gâteau sans nous faire voir. Malheureusement, la cerbère Zulma, figée dans sa cuisine comme dans un mirador, veillait par la fenêtre pour nous empêcher de croquer les fruits défendus. Grâce à une stratégie de diversion organisée par Colette qui s’était arrangée pour distraire notre gardienne en argumentant qu’elle devait se soulager d’un gros besoin, nous sommes tout de même arrivés à nous rassasier des meilleurs fruits. Merci Colette, Dieu te pardonne.

Toujours à l’occasion de cette très agréable visite, j’ai pu découvrir, pour la première fois une soi-disant télévision en couleur. Comme dans la plupart des pièces de la cure, les enfants y étaient considérés comme persona non grata, Zulma nous cantonnait dans la cuisine. Pour nous distraire, pendant qu’au salon du curé De Wolf et nos parents sirotaient des apéritifs en échangeant leurs idées sur des principes philosophiques liés à la politique du moment où, peut-être, mieux encore, le curé de Wolf profitait-il de cette visite pour confesser les nombreux péchés de la chair de mes parents, (nous ne le saurons jamais), Zulma nous avait installés en face de la télévision. Devant l’écran noir et blanc, elle avait placé un panneau transparent mais coloré, ce qui donnait une légère touche de couleurs jaune bleu aux images. Personnellement, je n’étais pas du tout convaincu de la valeur de la technique, mais Colette et Paul prétendaient mordicus que c’était bien de la couleur. Ils se contorsionnaient sur leur chaise dans tous les sens pour apercevoir les nuances jaunâtres du panneau. Ils pensaient, dur comme fer, avoir assisté à la première projection de tv couleur de leur vie. Cela faillit tourner en dispute mais Françoise toujours anxieuse de notre comportement insistait pour que nous restions bien sagement assis sur notre chaise sans faire d’histoire. Marie-Louise, comme d’habitude, pestait de devoir rester ainsi enfermée dans une cuisine tout un après-midi alors que le cher curé De Wolf ne s’occupait absolument pas de nous.

Revenons un instant à la vie de mes grands-parents maternels. Comme je l’ai dit, elle n’avait pas été très rose : deux guerres, morts des frères et sœurs en bas âge, fin de vie difficile. De plus, en 1919, ce couple avait perdu un enfant tombé par mégarde dans une bassine d’eau bouillante (le petit Élie) mort deux jours plus tard de ses brûlures. Le jour de l’accident, en rentrant de son travail vers six heures du soir, mon grand-père fut averti de la terrible nouvelle par son autre fils Antoine venu à sa rencontre devant la barrière de la maison. Mon grand-père fut tellement saisi qu’il tomba en syncope devant le seuil de la maison. Antoine qui n’avait que 5 ans, fut marqué à tout jamais par cette terrible scène. Toute sa vie, il fut hanté par cette vision de désolation et resta à tout jamais, soucieux à l’extrême de la sécurité de ses proches. Tout jeunes, nous ne comprenions pas ce genre d’anxiété maladive et ce n’est que bien plus tard, lors d’une réception d’enterrement que l’on m’a raconté la scène. Comme quoi, il ne faut jamais émettre d’avis péremptoire sur l’attitude de certaines personnes devant des situations dramatiques.

Mon grand-père avait un souvenir amer de ce terrible accident. Je pense qu’il en imputait (peut-être) une part de responsabilité à son épouse. Cinq ans plus tard, ils conçurent pourtant un cinquième enfant, un fils qu’ils appelèrent une nouvelle fois Élie en souvenir du petit disparu.

La seule vraie attraction de cette maison était la télévision, très peu répandue à l’époque. (Cela coûtait une vraie fortune). La famille l’avait offerte à mon grand-père à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, un peu avant l’exposition universelle de Bruxelles de 1958. L’antenne externe permettait de capter la TV lilloise dont Léon Zitronne était le présentateur vedette. J’ai ainsi pu suivre toute la politique française et les conférences de presse du Général de Gaule ainsi que les images de la guerre d’Algérie, l’élection de Kennedy, la crise de Cuba, la fuite des belges du Congo, Lumumba et tous ses acolytes qui nous voulaient tant de bien. Nous aimions aussi regarder les cowboys et les indiens ou encore les films de guerre, « les bérets rouges ou verts » et autres navets que l’on projetait à tour de bras pour meubler, en période creuse, quelques heures d’émissions.

Parfois, notre grand-mère qui aimait bizarrement le catch nous laissait voir ces combats chiqués. (Rêvait-elle d’un Rambo ?). Mon grand-père était furieux, il disait : « C’est un spectacle de voyous et de gueux ». Le soir lorsqu’ils étaient couchés, depuis notre lit, nous les entendions maugréer longuement, une sorte de bruit de confessionnal, puis quelquefois, ils se disputaient pour biens d’autres sujets qu’un match de catch. Comme la discussion devenait quelques-fois scabreuse et que le ton montait, mes grands-parents se disputaient alors en flamand pour éviter que nous ne comprenions ce qu’ils se disaient de gentil puis, le lendemain, tout rentrait dans l’ordre comme si de rien n’était.






Lorsque l’on vivait tous ensemble dans cette maison relativement grande, on restait pourtant cantonné à onze dans deux pièces communicantes, la salle à manger et le tout petit salon de devant, entassés sur environ 20 m2. Le dimanche après-midi, juste avant de retourner dans notre Condroz, on regardait le feuilleton mythique de « Furie, cheval sauvage », assis, comme on pouvait, les plus chanceux, dans un grand canapé en toile rugueuse, les autres, sur des chaises.

Juste en face de leur maison, il y avait un boulanger et un épicier. De temps à autre, nos parents nous offraient une crème glacée. Comme nous étions très nombreux et qu’en plus de nos sept palais venaient s’ajouter les 4, 6 ou 8 langues de nos cousins germains, nous n’avions droit qu’à une seule boule perchée sur un tout petit cornet. Un jour midi, où nous étions particulièrement bruyants, notre oncle Antoine nous avait promis 5 francs si nous restions muets tout le repas, nous ne pouvions communiquer que par gestes. Comme nous étions tous parvenus à nous taire, nous avons eu deux boules au lieu d’une seule. Plus tard, ce boulanger a tout revendu et s’est installé le long de la digue à « La Panne » où paraît-il, il a fait fortune en moins de dix ans. (Papa aurait peut-être dû suivre son exemple, vendre sa carrière et de s’installer comme glacier à la côte).

Dans les années cinquante, il y avait toujours des marchands ambulants qui circulaient avec des charrettes tirées par un ou deux chevaux très maigres. C’était de grosses carrioles assez carrées, fermées à l’arrière par une porte à deux battants. Chaque jour, le laitier déposait une ou deux bouteilles de lait comme en Angleterre. Lorsque nous étions là, il augmentait sensiblement la dose. La plupart du temps, dès que toute la famille était levée, nous ne cherchions qu’une chose : lever le camp. Parfois nous ne déjeunions même pas, tellement nous étions pressés d’aller jouer chez nos cousins germains qui habitaient à quelques centaines de mètres de là, à Ledeberg, dans la toute proche banlieue de la ville de Gand.


Les rares moments de gaité dans cette maison sont dus à la présence de ma marraine, « tante Antoinette », la sœur cadette de ma mère. Elle était devenue américaine par son mariage avec « Oncle Joe Jenkyns », un ancien officier de l’U.S Nævi débarqué en Europe en juin 44, un des plus jeunes officiers américains portant le grade de capitaine. Dans le port anglais de Southampton, près de Londres, il supervisait le chargement des bateaux de munitions destinées au front. Joe débarqua en Normandie le 16 juin 44 pour superviser l’approvisionnement des armées. Le piètre Montgomery se battait pour Caen qu’il prit d’ailleurs bien plus tard alors que Patton perçait les lignes allemandes. Par la suite, après la dure bataille pour ouvrir l’estuaire de l’Escaut et permettre aux alliés d’utiliser les ports d’Anvers et Gand, Joe est devenu capitaine en chef du port de Gand à moins de 26 ans. Ce grand port servait à approvisionner les troupes américaines le plus près possible du front.

Comme à l’époque, ma marraine faisait de la résistance et qu’elle connaissait parfaitement l’anglais, à la libération de Gand, elle était devenue interprète de ce très grand et très bel officier. Elle en était devenue follement amoureuse (alors qu’il était déjà marié). Cette liaison tapageuse avait eu comme conséquence de provoquer la colère et le désespoir de mes grands-parents. Leur fille vivait dans le péché ? En 1948, Antoinette était partie rejoindre oncle Joe aux U.S.A. et l’avait épousé, malgré l’opposition formelle de ses parents.

Lorsqu’elle revenait, (assez rarement), et que nous étions là, c’était la franche rigolade. Elle nous apprenait des chansons un peu hors du commun et nous décrivait la vie américaine. Elle nous apprenait à boire du Coca Cola et à chiquer des gommes à mâcher. J’ai encore en mémoire une de ses chansons : « Mon pantalon est déchiré et si ça continue on verra le trou de…mon pantalon est déchiré ». Ou encore : « Lorsque j’étais petit je n’étais pas grand, je montrais mon cul à tous les passants… », je n’ose pas terminer.






En 1952, oncle Joe, très proche d’Eisenhower puisqu’il l’avait connu pendant la guerre, fut appelé par le nouveau Président a travaillé comme conseiller (avocat) à la Maison Blanche. Il faisait partie des conseillers qui assistaient le Président Eisenhower lors de conférences dans le bureau ovale de la Maison Blanche. Il a ainsi rencontré les grands personnages politiques de l’époque. Il a même dansé avec la princesse Paola lors d’une réception officielle du prince Albert à Washington. Tout en dansant, il lui a même expliqué qu’il avait épousé une belge de Gand et qu’elle lui avait appris le français.

A l’arrivée de Kennedy en 1960, il fut déboulonné par les démocrates. Ensuite, il est entré dans un cabinet d’avocats à Dallas. Comme pendant la guerre, il avait attrapé un gros penchant pour la divine bouteille, il est mort relativement jeune en 1976. Pourtant, c’était un mormon de San-Lac-City, (ils ne peuvent pas boire d’alcool), fils d’une famille de huit enfants mâles dont sept ont participés à la guerre 41-45 sur des porte-avions dans le Pacifique et en Europe dans les ports ou sur des convoyeurs de bateaux. Ils étaient tous dans la marine et ils sont tous rentrés sains et saufs aux USA. Oncle Joe est enterré à Washington au cimetière de Darlington, dans la pelouse des anciens combattants, pas loin de Kennedy. Il est venu nous voir deux fois. Avec lui, Suzanne et moi, nous avons visité la principauté de Monaco et Monte-Carlo où nous avons joué au casino. Très cool comme seuls les Américains savent l’être, il n’aimait pas la manière de conduire des européens. Ils les considéraient comme très agressifs. Pour le peu que je l’ai connu, je garde un très bon souvenir de lui. Ce fut aussi un grand soldat.



En Flandre, les habitudes culinaires étaient assez différentes des Wallons. A Ouffet, le chicon et aussi l’asperge étaient des légumes peu connus des habitants et impossibles à trouver en magasin si bien que nous n’en mangions presque jamais. Par contre, en Flandre, les menus étaient souvent agrémentés de chicons (Witloof) et d’asperges. En saison, tous les Gantois ne mangeaient que cela.

Lors d’un repas de midi, on me servit des délicieux chicons cuits au beurre. Dès la première bouchée, mon délicat palais refusa tout contact avec cet aliment qui à l’époque était extrêmement amer (bien plus que maintenant) si bien que je refusais d’en avaler une bouchée. Comme je n’étais pas un enfant docile, j’ai dû engager un épouvantable conflit contre mon grand-père, qui détestait qu’on lui tienne tête. De plus, il détestait le gaspillage et s’entêta à vouloir me faire avaler les dits chicons. Comme, bien entendu, j’avais du caractère, nous sommes entrés en conflit pendant tout une après-midi et un début de soirée. Je suis resté à table en sa compagnie pendant de longues heures alors que tout le monde était parti. Il voulait m’obliger à manger ce plat délicieux. C’était un vrai conflit de chefs, un vrai rapport de forces jusqu’à ce que l’un des deux, de guerre lasse, rende les armes. Au bout de 5 heures de tête-à-tête, sans l’ombre d’un compromis, mon grand-père me laissa filer au jardin sans que je n’aie dégusté ne fut-ce qu’une fourchette de chicon.

Une des toutes dernière fois que je suis rentré dans cette maison, (Il y a toujours une dernière fois.), c’est à la mort de mon grand-père, le 20 mai 1961. Il gisait, tout endimanché dans le pet fesse de mon père, muni d’un plastron blanc amidonné, couché sur son lit de mort dans la belle pièce de devant, celle où l’on n’entrait, pour ainsi dire, jamais, tout au plus cinq ou six fois sur toutes les fois où je suis passé par là. Il y régnait d’ailleurs une odeur de moisi. Au moment de l’ensevelissement, au lieu de prendre le pet fesse de mon grand-père, le croque-mort avait saisi celui de mon père pendu dans la même garde-robe. Comme mon grand-père était deux fois plus corpulent que mon géniteur, je me demande comment le croque-mort a pu lui enfiler. En tout cas, personne n’est venu réclamer. Pour être conforme au protocole de l’époque pour un enterrement de première classe, papa a dû louer un habit et par la suite s’acheter un nouveau costume. En plus de ces frais inattendus, la famille a dû verser une somme astronomique (4500F en 1961) au curé de la paroisse qui se sucrait au passage et s’engraissait sur le dos et la mort de ses ouailles.

Trois mois après son décès, la maison fut vendue à un promoteur, rasée et remplacée par un grand bâtiment à appartements. Comme quoi, il est bien futile de s’attacher démesurément aux biens matériels, on ne les possède jamais.

A leur décharge, il ne faut pas oublier que mes ascendants directs ont tous connus deux guerres, que ces deux guerres furent très longues (plus de 9 ans) et qu’ils ont tous été marqués dans leur âme, dans leur chair et dans leurs biens, par la perte de leurs frères et sœurs, morts de maladies incurables. Malgré toutes ces souffrances, ils ont toujours relevé la tête pour que nous puissions jouir d’un avenir meilleur.

Mes grands-parents maternels auraient pu être bien plus heureux qu’ils ne l’ont vraiment été. Lorsque l’on examine les différentes photos familiales, nous, leurs descendants, ne pouvons qu’admirer la réussite sociale de leurs enfants et maintenant de leurs petits-enfants. Leurs quatre enfants ont tous fait des études supérieures, ce qui était exceptionnel pour l’époque. Ils ont eu 16 petits-enfants, tous en bonne santé qui, eux aussi, ont relativement bien réussi. Toute cette famille est à présent disparue, ensevelie dans nos souvenirs, c’est pourquoi j’ai décidé de leurs redonner vie dans ce livre.

Toutes les photos de famille exposées dans ce document ont été réalisées chez notre Oncle Elie, le frère cadet de maman, médecin généraliste à Gentbrugge. Lorsque nous étions reçus pour l’une ou l’autre fête, chaque fois, c’était tante Nelly, sa femme qui préparait les repas familiaux. On se rassemblait la plupart du temps chez elle.

Nelly, fille d’un horticulteur gantois nous recevait comme des rois et nous invitait aux floralies gantoises. Grâce à sa famille, nous recevions des entrées pour les nocturnes de ce grand événement. Elle avait aussi à cœur de bien nous accueillir avec d’excellents repas. Lorsqu’il fut impossible de nous loger dans la maison familiale de nos grands-parents, elle nous hébergeait pendant plusieurs nuits. Je lui rends donc ici hommage pour sa grande générosité. Elle a eu cinq enfants dont deux vivent aux Etats-Unis à Dallas. Elle est malheureusement morte très jeune d’un affreux cancer qui l’emporta dans de terribles douleurs tant mentales que physiques car ses enfants étaient encore bien jeunes.









La rencontre de Papa et de Maman. (Telle qu’ils nous l’ont racontée)

Comme je vous l’ai déjà dit, après le transfert d’héritage de la carrière Deltenre-Brasse en 1933, oncle Léon fut ordonné prêtre en 1934. Comme professeur au collège de Kain, pendant les vacances scolaires, il jouissait de beaucoup de temps libre qu’il consacrait aux mouvements de jeunesse en organisant des camps de vacances. Pour pouvoir les accueillir, il avait loué, en Flandre, un grand château entouré d’un grand parc et muni d’un étang : le château de Zomergem. En juin 1939, l’intrépide Léon organisa une gigantesque fancy-fair pour tous les patronnés de la région Gantoise. Ma mère, dirigeante du mouvement de jeunesse de la paroisse de Gentbrugge avec à sa tête le très charismatique vicaire Wolf, (dont je vous ai déjà parlé) se rendit en tram à cette fête avec toute sa troupe de jeunes filles. (A l’époque, la mixité était prohibée.) Léon avait réquisitionné son jeune frère Jean (Papa avait 27 ans) pour tenir le stand de tir à la carabine à plomb. Maman (28 ans) voulait casser quelques pipes en porcelaine et n’y arrivait pas. Papa, âme charitable, lui apprit à tirer sur des pipes et par ricochet dans son cœur. Ce fut le coup de foudre. Ils tombèrent profondément amoureux l’un de l’autre. Je crois que le plus beau souvenir que j’ai de mon père et de ma mère, c’est ce profond amour qui les unissait. Papa aimait follement maman. (Je ne pense pas qu’il n’ait jamais aimé une autre femme. Ce fut son seul et unique amour). Ils s’embrassaient très souvent. C’était une très belle femme, grande et élancée avec un caractère bien trempé (trop même). Je ne sais pas si maman a eu d’autres amours de jeunesse avant papa. Ce mystère fera à tout jamais partie de ses secrets. Maman avait terminé des études secondaires supérieures de gestion où l’on mettait aussi l’accent sur les langues étrangères, ce qui était assez rare pour l’époque. En plus, elle était parfaite bilingue et se débrouillait en anglais et un peu en allemand.



Elle travaillait comme comptable dans une usine de moulures de bois dans le centre de Gand où elle jouissait de l’estime de ses patrons.

Il faut savoir que pendant près de dix ans, ma mère a rétrocédé l’entièreté de son salaire à ses parents pour payer les études de ses deux frères, Antoine (avocat) et Élie (médecin) et payer la maison de Gentbrugge. Il faut saluer ce très grand geste de générosité et d’abnégation envers sa famille. Lorsqu’elle s’est mariée, elle n’avait pour ainsi dire aucune économie malgré dix ans de vie active. Elle reçut tout de même de ses parents quelques meubles pour s’installer. Normalement, elle aurait dû obtenir une compensation pour son apport financier lors de l’héritage familial, mais comme chacun le sait, la générosité et la justice sont deux qualités très discrètes et, au moment du partage, cette promesse fut oubliée.



Mon père a probablement eu une jeunesse bien plus heureuse que celle de ma mère. Il vivait sans soucis d’argent sauf pendant la guerre. Observez sa photo de ses onze ans, il est radieux. Chez les Depauw, on était plutôt optimiste de nature tandis que chez les d’hooghe, c’était le pessimisme qui l’emportait. Les quatre fils Depauw étaient assez sportifs. Ils étaient inscrits dans un club de sport et participaient comme leur père à des activités théâtrales.

Mon cousin Wilfried a retrouvé dans ses archives un document des écoles chrétiennes de Lessines. En 5ème primaire, papa y a reçu un prix d’honneur et un livre promulguant l’amour fraternel, toute une éducation bien en rapport avec son temps : Dieu, famille, patrie, telle était la devise.








Papa s’habillait toujours de la même manière comme sur la photo de son service militaire : pantalon bouffant et bottes de cuir. Sur chantier, Papa remplaçait simplement les bottes de cuir par des bottes en caoutchouc. D’après maman, il portait déjà cette tenue le premier jour de leur rencontre décisive au château de Zomergem. Maman faisait coudre sur mesure tous ses pantalons. Je ne l’ai vu en costume qu’aux grandes cérémonies où il ne pouvait pas faire autrement. De plus, il accrochait sa pipe dans le rebord de ses longs bas de laine et son mètre pliant dans une poche en fourreau cousue le long de sa cuisse. A cause de cette pipe, il s’est brûlé terriblement au mollet. Mal vidée, un bourrage de tabac brûlant était descendu dans sa botte. S’en apercevant trop tard, le brûlot de tabac avait perforé son gros bas et attaqué la chair. Cette terrible plaie a mis des semaines pour se refermer.



Souvenirs de guerre et autres précisions sur la rencontre de mes parents et leur mariage

Malgré ce grand amour, tout faillit être rompu par la guerre. En septembre 1939, à cause de la drôle de guerre Franco-allemande, (si l’on peut dire), papa fut, une nouvelle fois, mobilisé sur le canal Albert. Il faisait partie de la classe de 1931. Comme il était artilleur au 16 A, il avait appris à monter à cheval pour diriger les attelages. La photo de cette époque le montre sur son cheval à Elsenborm. Il était affecté à une compagnie d’artilleurs qui possédait 6 canons de 155 mm. Ceux-ci tiraient des obus de 30 kg à plus de 12 km. Ces canons étaient des rescapés de la grande guerre, usés jusqu’à la corde, car ils avaient déjà servi en 1918 sur l’Yser.


Ils n’étaient donc plus de toute première fraîcheur. Ils étaient toujours tractés par des 6 chevaux de trait. En tout, papa a été mobilisé puis démobilisé quatre fois avant l’attaque du dix mai 40.

En comptant son service et tous les rappels, il a certainement servi l’armée et son pays pendant presque trois ans. Déjà en 1938, il fut rappelé d’urgence de France pour monter la garde sur le canal Albert près de Bilzen pendant l’entrevue d’Hitler et Chamberland. Cette année-là, il était parti avec sa sœur Laure en tandem en pèlerinage à Lourdes pour remercier la Vierge pour une grâce obtenue. Marie aurait, semble-t-il, sauvé leur frère Léon atteint d’un abcès cancéreux ! Tout le monde le croyait perdu et exclu du monde des vivants à plus ou moins brève échéance. (Je vous signale qu’il a vécu jusqu’à 93 ans).




Pendant la campagne, devenu observateur d’artillerie par un extraordinaire hasard, il dût prendre position sur le toit de sa propre maison, le 22 mai 1940, quelques heures avant qu’elle ne soit détruite, dynamitée par l’armée belge pour éviter qu’elle ne serve de point d’appui aux forces allemandes. Mon père fut un des derniers militaires à quitter Gand, déclarée « Ville ouverte ». Il assista au déploiement de la croix gammée sur le beffroi de la ville natale de ma mère. Pendant cette terrible campagne, maman lui a écrit plusieurs fois. Elle lui a envoyé sa photo et le petit mot que voici. C’est particulièrement émouvant. Il prit aussi position sur le clocher de Merelbeke où mon cousin Adrien d’hooghe est actuellement curé. Repéré par les Allemands qui subissaient les tirs de sa compagnie, il est descendu du clocher juste avant qu’il ne soit détruit par un obus d’un panzer ennemi qui entrait dans la ville.



Pendant ce temps-là, Antoine, le frère de maman, lieutenant d’infanterie au 13éme de ligne défendait avec sa compagnie, un tronçon du front sur la berge gauche de la Lys. C’est là que l’armée belge avait décidé (assez tardivement à cause de la débâcle française, ce qui interdisait de stabiliser le front) de livrer une bataille d’arrêt contre les troupes allemandes commandées par Van Paulus, le fameux général qui fut par la suite battu à Stalingrad.

L’histoire du combat de l’oncle Antoine, je vous la rapporte telle que lui-même nous la racontait lorsque nous l’écoutions religieusement décrire ce fait d’arme, les jours de communion solennelle ou à l’occasion d’une fête de famille lorsque les vapeurs d’alcool l’incitaient à libérer sa fougue oratoire. Voici à peu près ce que ce passionné de la littérature française, véritable pic de la Mirandole des auteurs français nous disait :

« Le 22 mai 40, je fus aligné avec mes hommes le long de la berge gauche de la Lys sur une distance d’environ 400 mètres. Sur notre flanc droit, les hommes du génie avaient monté une passerelle pour permettre le franchissement de la rivière aux soldats belges qui se repliaient poursuivis par les avant-gardes ennemies. Cette passerelle était surveillée par une troupe indisciplinée. Pendant la nuit, les hommes qui devaient contrôler le retour des troupes, désertèrent en silence.

(Parenthèse : D’après toutes les littératures militaires, entre le 23 et le 28 mai 1940, un grand nombre d’unités flamandes se rendirent à l’ennemi sans combattre. On estime qu’environ la moitié des troupes flamandes désertèrent. Oncle Antoine racontait que lors du transport de ses soldats vers le front, sur 3600 hommes, seulement 1200 sont arrivés à bon port pour monter en ligne. Tous les autres avaient fui. Ceux qui restaient, c’est parce qu’ils le voulaient bien. Pour les maintenir dans les wagons, il nous affirmait qu’il devait les menacer avec son pistolet de calibre 12 mm. Il nous disait même que son pistolet tirait des pruneaux gros comme le pouce mais qu’il ne s’en est pas servi car c’était peine perdue. Il n’a jamais nié ce fait historique et il en a été témoin. La désertion en masse des régiments flamands a provoqué la chute du front. Léopold III a capitulé le 28 au matin parce qu’il n’avait plus d’armée flamande et qu’il voulait éviter la scission de l’armée. Les pertes wallonnes furent très lourdes, surtout les chasseurs ardennais. Environ 52% des tués étaient wallons pourtant, ils ne représentaient qu’un tiers de la population.)

Voici ce que disent d’ailleurs les archives militaires sur le 13ème de ligne d’Oncle Antoine :

« Le 13 mai, les Allemands ont franchi la Meuse au sud de Houx. Le régiment se prépare au repli. Il se retire le 15 mai sans combattre. Le 16, il passe à Auvelais, Moignelée, Gosselies, Luttre. Le 17, il passe par Familleureux, Soignies, puis Basse-Gage où il prend le train en direction d’Audenarde via Lessines Renaix, Tournai, en compagnie du 19ème de ligne. Il arrive à Audenarde le 18. Vers 15h00, le même jour, il décroche sur la Lys à Sint-Eloois qu'il atteint à 20h00. Le 19, le 2ème bataillon est dissout à la suite des pertes. Le 20, les Allemands tentent de traverser le fleuve dans les secteurs belge et britannique. Ils sont repoussés par les Belges mais par contre les Britanniques doivent reculer et découvre le flanc sud des Belges, ce qui les contraint à se replier en fin de journée entre Kuishoutem et Nokere pour éviter un encerclement. Le 23, la quasi-totalité des troupes belges est positionnée derrière la Lys. Le 13e de ligne occupe le sous-secteur allant de Wielsbeke au confluent de la Lys avec le Gaverbeek. Ses positions sont rapidement étendues vers le sud jusqu'au confluent de la Lys avec le canal de Roulers où il remplace le 1er régiment de ligne. Fin d'après-midi, les Allemands attaquent le pont sur la Lys de Sint-Eloois-Vijve mais sont repoussés par le 1er bataillon. Vers 20h00, le 3e bataillon subit également une attaque qu'il repousse. Le 24 mai vers 15h00, les Allemands bombardent lourdement la position sud du régiment puis lancent l'assaut une heure plus tard et traversent la Lys au niveau des positions du 1er de ligne. Les Belges du 13ème de ligne ne peuvent contre-attaquer car ils subissent toujours le bombardement. Vers 17h30, le grand quartier général envoie le 16ème de ligne en renfort sur le canal de Roulers pour sécuriser le flanc sud de la 8ème division d'infanterie. Vers 19h00, le 1er de ligne doit abandonner ses positions. Le 25, le 13ème de ligne subit encore des attaques. Le 26, la situation se détériore rapidement pour les Belges, la Lys devient clairement intenable après la percée allemande autour de Courtrai. Vers 7h00, le 3ème bataillon subit l'assaut allemand, les victimes se comptent par dizaines et de nombreux soldats sont faits prisonniers. Le 1er bataillon se replie en direction de Ginste au nord pour rejoindre le 19ème de ligne. Juste après 19h30, le régiment reçoit l'ordre de la retraite générale sur de la voie ferrée de Tielt-Ingelmunster. Le 27mai, le régiment a perdu son commandement et ce qui reste de la troupe est envoyé durant la matinée sur Ardooie. L'après-midi, le régiment se retire sur Torhout et est intégré au 2ème bataillon du 21 de ligne. Le 28 mai vers 4h du matin, la capitulation est annoncée. Le régiment est de facto dissous. Il lui restait alors 19 officiers, 12 sous-officiers et 275 caporaux et soldats. » Tous ce qu’oncle Antoine nous a raconté est cohobé par l’histoire militaire du régiment.) Continuons le récit de notre courageux lieutenant d’infanterie du 13ème de ligne.

« Cette même nuit, un groupe de tirailleurs allemands traversèrent et établirent une tête de pont sur la rive gauche juste sur notre flanc droit en face de la passerelle.

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Au lever du jour, je me suis aperçu de cette catastrophe et j’en ai averti le QG. Directement, on me donna l’ordre de détruire la passerelle et d’anéantir la poche. Mon capitaine demanda un tir d’artillerie pour la réduire en poussière et préparer l’attaque. » A ce moment précis de son récit, son visage exprimait toute sa détermination. Sa petite moustache gigotait au son de sa voix. Ses yeux nous foudroyaient du regard tellement la rage du combat ravivait sa mémoire. « Lorsque le pont fut détruit, notre capitaine (il connaissait encore son nom mais je ne m’en souviens plus), nous donna l’ordre de sortir de nos abris et de monter à l’assaut des positions ennemies. Au moment où je sortais, un de mes compagnons, lui aussi officier, fut tué net par une balle qui lui fit éclater tout le front. En quelques secondes, nous avions déjà perdu 5 soldats. Pourtant, notre attaque progressa sûrement lorsque l’une des deux mitrailleuses que j’avais moi-même installée la veille au soir pour balayer d’un feu en tir croisé toutes les berges de la Lys que nous devions défendre, s’enraya. Pour contrôler l’efficacité du tir, j’avais moi-même expérimenté le tir à hauteur d’homme sur un peuplier que nous avions pratiquement coupé en deux ne laissant sortir de terre qu’un bout de tronc. Pour comble de malheur, un des servants de la pièce était hors de combat, touché par le feu ennemi. Voyant notre tir offensif se réduire dangereusement, j’ai rampé jusqu’à l’emplacement de la mitrailleuse. Avec le serveur valide, j’ai libéré le mécanisme et réarmé. A ce moment précis où je recommençais le tir, je fus touché par une balle de gros calibre. Cette balle me traversa le ventre de part en part en entrant par le côté droit pour sortir par l’arrière du dos. » Pour bien montrer l’angle de pénétration du projectile, il se mettait debout et traçait sur son ventre la ligne mortelle. « Je ressens encore le choc dans tout mon corps ensuite je suis tombé face contre terre. J’étais hors de combat ». En l’écoutant évoquer son fait d’arme, c’est à peine si je ne pleurais pas, j’étais toujours très ému (encore maintenant) bien que cette histoire, il me l’ait racontée bien des fois. Je le vois encore, manipulant le verbe avec fougue et conviction, ses yeux exorbités, ronds comme des billes de billard. Comme il était un très grand avocat, très renommé, sa fougue était passionnante. Chaque fois, il tentait de nous convaincre comme il le faisait lorsqu’il plaidait aux assises. Son histoire n’est pourtant pas encore finie.



Lorsque je suis revenu à moi, j’étais couché dans un champ de blé sur une civière de campagne. Mes soldats m’entouraient. Ils avaient recouvert ma plaie d’un pansement sommaire. Pour m’éviter la souffrance, ils me déversaient du café froid sur le ventre. C’est à ce moment que j’ai appris que nous avions reconquis la poche et que beaucoup d’Allemands étaient hors de combat. Nous avions aussi 35 tués dont 9 officiers, tous morts à cause de la lâcheté de quelques-uns. L’offensive reprit de plus belle, j’ai vu nos positions changer trois fois de main, les Belges, les Allemands, de nouveau les Belges. Personne ne s’occupait de moi. J’étais devenu un simple observateur bien que je sois souvent inconscient. Pourtant, lors de la dernière contre-offensive, je fus évacué vers l’arrière par des ambulanciers belges qui avaient obtenu une trêve d’une heure pour relever les blessés. Le 26, après midi, je suis embarqué dans une vielle ambulance qui cahotait. On m’avait placé sur la civière du dessous. Juste au-dessus de moi se trouvait un soldat allemand. Son sang tombait goutte à goutte sur mon pantalon et il se mélangeait ainsi au mien. Drôle de situation où deux ennemis qui ne se connaissaient pas du tout mélangeaient ainsi leur sang. Lorsque je suis arrivé à l’hôpital de campagne à Poperinge, l’Allemand était mort. Comme mon cas était extrêmement grave, le médecin chef ne voulait pas me soigner ! Il pensait que ça n’en valait pas la peine et que j’allais de toute façon mourir. Je n’ai pas été conduit au poste opératoire, mais simplement couché sur un brancard en dessous d’un pommier. Je suis resté couché à la belle étoile un jour et une nuit entière. Cette nuit-là, j’ai vu briller les étoiles et je pensais que j’allais mourir. Curieusement, je n’avais pas peur et je pensais à ma mère qui ne me reverrait plus. Je priais beaucoup pour que Dieu m’accepte dans son paradis. Le matin, un prêtre est venu me donner l’extrême onction comme pour madame Bovary. (Oncle Antoine adorait Gustave Flaubert. Il connaissait par cœur le passage où le prêtre entre dans la chambre de l’infortunée madame Bovary et lui donne les derniers sacrements. Il était capable de déclamer des chapitres entiers des auteurs français qu’il adorait. Il prétendait même que le passage de Gustave Flaubert sur l’extrême onction est incomplet et que son cher Gustave a oublié un des rituels. Il nous faisait deviner lequel manquait. Personnellement je ne m’en souviens plus.) Pourtant ce matin-là, après la visite du prêtre et puis du chirurgien, on m’a tout de même opéré et envoyé dans un hôpital situé aux environs d’Ypres. Par la grâce de Dieu, je ne devais pas mourir. C’est là que j’ai appris la capitulation belge. J’ai beaucoup pleuré, pas sur mon infortune, mais sur celle de ma bien aimée patrie ». Lorsqu’il avait terminé, il était en sueur. Puis sous l’effet des vins engloutis pendant le repas, bien souvent il s’endormait sur sa chaise. Après cette émouvante histoire, emporté par notre élan patriotique, ils nous arrivaient de terminer le banquet en entonnant une chanson sur l’air de la très célèbre mélodie de « Lily Marlène », rengaine diffusée par les Allemands pendant la guerre et transformée par nos valeureux soldats. Voici les quelques paroles dont je me souviens encore : « Le soir au coin de la caserne, sous la lanterne, j’ai rencontré un Allemand qui montait la garde comme un gros fainéant, je lui demande pourquoi pleures-tu, il me répond, nous sommes foutus, Hitler a le coup tordu par un éclat d’obus ». Après, on riait et on se félicitait de la défaite allemande. (Je crois qu’on les haïssait profondément).

Cette terrible aventure était un classique de mon enfance. Ces propres enfants finissaient par se moquer de son histoire à force de l’entendre raconter. Il y a encore quelque chose à ajouter. Antoine fut déclaré mort et affiché comme tel à la maison communale de Gentbrugge. Son père et sa mère ne savaient comment exprimer leur chagrin, jeune avocat, brillant étudiant, cette mort tragique représentait pour eux la fin d’un grand amour familial et de beaucoup d’espérance sociale. Début juin, la famille voulut organiser le transfert de sa dépouille. Mon grand-père avait requis un corbillard pour aller récupérer le corps de son fils mort au chant d’honneur (C’était l’expression de l’époque) lorsque par un heureux coup du sort, la famille De Pauw apprit qu’Antoine était hospitalisé à Ypres. Comme les lignes téléphoniques ne fonctionnaient pas encore, Laure partit, avec sa fille Marie Rose (ma cousine) qui avait 8 ans environ, directement chez mon grand-père maternel (Elle ne l’avait pourtant rencontré qu’une seule fois auparavant) pour lui annoncer la bonne nouvelle. Arrivé à Gentbrugge, Marie Rose quittant la main de sa mère, courut jusqu’à la maison d’Antoine. Mon grand-père était sur le devant de la porte, sur le trottoir. Elle se précipita dans ces bras en lui criant « Il est vivant ». Vous devez bien imaginer que ce fut un jour inoubliable. La balle allemande rendra infirme mon oncle Antoine et toute sa vie, il dût vivre avec une jambe complètement raide et maigrichonne. Il lui est arrivé de nous montrer sa cicatrice. C’était un véritable chemin de fer tellement les sutures étaient mal faites. (Il est mort à 82 ans).

Ainsi se termine l’histoire de ce glorieux combattant. Toute mon enfance fut ainsi bercée de ce récit épique du valeureux soldat. Nous étions fiers d’avoir dans notre famille un grand invalide qui représentait tout l’amour que nous portions à la patrie. Tout cela nous confortait dans notre haine du nazisme, du communisme et de tout ce qui était totalitaire. Chaque année, nous allions, le 11 novembre, au relais sacré ; papa comme ancien combattant, maman comme conseillère communale et plus tard comme présidente de CPAS, mes frères, mes sœurs et moi comme écoliers. A chaque fois, le Bourgmestre rappelait les noms des soldats tombés en 14-18 et en 40-45. Ensuite, un musicien de la St Cécile sonnait du clairon pour nos braves soldats comme s’il tentait de les réveiller et pour terminer la fanfare entamait la Brabançonne. J’étais raide comme un piquet et je sentais un frisson parcourir tout mon corps. Nous étions tellement patriotes qu’à ce moment, j’aurais volontiers donné ma vie pour sauver la patrie si on me l’avait demandé. Bien souvent à table, nos parents discutaient sur le ré embarquement de Dunkerque. Les anciens militaires prétendaient que la bataille de la Lys avait permis le sauvetage des armées britanniques. Papa ne portait pas les Anglais dans son cœur. Il prétendait, qu’en mai 40, quelques heures avant la débâcle, les Anglais avaient abandonné intacte une énorme quantité de matériel militaire le long des routes et qui, dès qu’il tombait entre les mains des allemands, était retourné contre les forces alliées. Alors que l’armée belge manquait de tout, pas une seule fois les Anglais n’ont autorisé les Belges à prélever ne fusse qu’une toute petite partie de ce matériel pour améliorer leur armement défectueux. Il a vu des canons auto tractés, en état de marche, ultra modernes, à tir rapide, abandonnés en plein champ alors que son régiment brinqueballait des vieux canons avec des chevaux de trait. Ces discussions à n’en plus finir ont bercé toute ma jeunesse. Pas étonnant qu’à l’époque, nous étions patriotes et aussi royalistes ou plutôt Léopoldistes jusqu’au bout des ongles parce qu’à l’époque il nous semblait que Léopold III avait bien manœuvré pendant la campagne des dix-huit jours et qu’il a été victime de la faiblesse du front français. Plus tard, à la suite de la controverse sur l’attitude du roi pendant l’occupation et à son attitude faiblarde vis-à-vis de ses alliés, après de nombreuses lectures d’historiens, j’ai personnellement révisé mon point de vue sur ce petit bout d’histoire belge. Finalement Léopold III a surtout voulu préserver son trône. Face à la désertion d’une grande partie des unités flamandes et à son attitude de neutralité entre 1936 et 40 qui a eu comme résultat de déforcer le front des alliés, j’ai cessé d’être royaliste pour devenir totalement et fondamentalement républicain. Finalement, je pense que les rois ne tiennent vraiment qu’à eux-mêmes. (Ce n’est qu’un avis personnel.)

Après ce petit détour politique, revenons maintenant à l’histoire de papa pendant cette triste guerre. Le 28 mai 40, vers 4 heures du matin, il apprit la capitulation. Sa batterie de 6 canons de 155 mm était toujours intacte malgré les lourds combats de la Lys où les artilleurs avaient consommé presque toutes les munitions. Le matin du 28, il était de nouveau en position de tir sur les bords de l’Yser, comme en 14. Les canons étaient revenus, sans le savoir, à leur point de départ. Entre-temps, les officiers s’étaient réapprovisionnés en chevaux et en munition. Tous les soldats imaginaient que l’Etat-Major allait rééditer le coup de 1914 où la plaine des Flandres fut inondée par l’ouverture des vannes contenant la marée haute. Cette solution ne pût être adoptée, car papa ignorait qu’en réalité, il était déjà captif dans la poche de Dunkerque. Dépité, on lui donna l’ordre de détruire toutes les armes pour qu’elles ne tombent pas intactes dans les mains de l’ennemi. Papa participa à la destruction des canons. Il remplissait le tube avec de la terre qu’il damait, ensuite, il tirait un coup de canon et le tube éclatait. Papa raconte que le 28 vers midi, juste avant l’arrivée des allemands, il jeta le verrou de son fusil dans un champ et il plia le canon. Tout était fini.

Papa fut prisonnier pendant 24 heures. Après avoir été conduit sur un champ avec des milliers d’autres, grâce à la complicité d’un habitant, il échangea son pardessus de militaire contre un pardessus civil et ainsi transformé, il regagna Landeghem. (Je pense aussi qu’il put quitter aussi facilement son campement parce qu’il faisait aussi partie d’un régiment flamand !) Comme il connaissait parfaitement la région, le soir du 31 mai, il réussit à revenir chez lui. N’apercevant pas le toit de la maison familiale, il fut tout d’abord emporté par un sentiment de peur croyant son père enseveli dans les décombres de la maison. Sa sœur Maria guettait son retour en marchant le long du canal. Elle prétendra que cette intuition lui avait été dictée par la vierge Marie qui lui disait que Jean allait revenir. En le voyant arriver de loin, elle l’accueillit et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Elle le rassura sur le sort de son père et de sa famille mais elle lui annonça la mort d’Antoine. D’après ce qu’elle nous a dit, papa serait revenu avec une partie de ses armes, son pistolet. Maria l’obligea à les jeter dans le canal. Ensuite, il fut hébergé chez son frère à Nevele. Pour se vêtir, il obtient des habits d’Adhémar pourtant beaucoup plus petit que lui.


Pourtant le 28 mai au soir, papa aurait voulu s’enfuir vers Dunkerque mais les allemands bloquaient déjà tout et les anglais refusaient de laisser passer des soldats autres que les leurs. De retour dans sa famille, mon père aurait aimé poursuivre la lutte en Angleterre. Il rêvait de piloter un avion de chasse. C’était pour lui, l’arme magique, pourtant je ne pense pas qu’il soit monté plus de deux fois dans un avion. Sa combativité fut tout de même tempérée par ma mère et par l’attitude du roi qui était resté en Belgique et auquel, comme militaire, il se sentait lié. Il reprit tant bien que mal ses activités de fabricant de matériaux de construction.

Le mariage de mes parents

La famille De Pauw subit un sérieux revers de fortune à cause de la guerre, (destruction de la maison familiale, perte du matériel sur les travaux abandonnés par la débâcle de 1940, réquisitions allemandes de toutes sortes). Peu après la débâcle des 18 jours, comme la société de travaux publics de la famille De Pauw avait perdu beaucoup d’argent à cause des travaux non payés puisque non terminés et qu’en plus, le reste du matériel avait été, soit volé soit détruit, Léon Depauw, mon grand-père vendit une propriété de Lessines pour obtenir des moyens financiers. Tous ces aléas entraînèrent la fermeture de la société de travaux publics pour qu’elle ne tombe pas en faillite. Mon grand-père hébergea une partie de la famille dans une maison de Tournai. Comme oncle Léon avait en location le château de Zomergem, pour organiser des camps de vacances, une autre partie de la famille y trouva refuge. Dans ce château, la famille cacha pendant toute la guerre un réfugié luxembourgeois réfractaire du service militaire obligatoire qui risquait d’être fusillé s’il était capturé par les Allemands. Je ne connais pas son nom, mais je sais qu’il voua un véritable culte à oncle Léon et à papa qui l’avaient ainsi caché. Ce pauvre réfugié retrouva sa famille luxembourgeoise en 1945. Entre-temps son frère ainé, embrigadé de force par l’armée allemande fut tué sur le front de l’Est. Papa vécu dans ce château jusqu’à son mariage. Pour subvenir à leurs besoins alimentaires, la famille avait acheté quatre vaches qui paissaient tranquillement dans les pairies du château. Elles fournissaient du lait et par ricochet du fromage et du beurre. Papa et le réfugier luxembourgeois s’occupaient de tout cela. Ensemble, ils construisirent aussi un grand poulailler de plus de cent poules, poulets et autres volailles. Tante Maria qui devait déclarer à la commune le produit de cette mini-ferme dont une partie était réquisitionnée fut, un jour, proprement et pas littéralement jetée à la porte de la maison communale de Zomergem par un rexiste flamand qui exigeait d’elle qu’elle lui parle en néerlandais. Comme elle le baragouinait, elle fut expédiée manu militari hors de l’édifice. Elle en garda un très amer souvenir.

Papa et maman décidèrent de se marier. Ils étaient tous les deux largement en âge de le faire. Pour permettre à mon père d’avoir un gîte, ses parents l’autorisèrent à reconstruire un bungalow sur les terrains de l’ancienne maison détruite. Quelque temps avant son mariage, pendant l’été et l’automne 40, avec l’aide de Guillain, un ancien ouvrier de la carrière de Lessines, il se mit à construire une petite maison au moyen de vieilles briques récupérées dans les déblais de l’explosion.



Le 17 avril 1941, en pleine guerre et surtout en pleine restriction, il épousa ma mère. Comme la période était difficile, le banquet de mariage fut réduit au strict minimum. Le soir de la noce, le taxi qui les reconduisit chez eux, vola le dernier morceau de gâteau du repas de noce.

Pour survivre et surtout grâce au quota de ciment qu’il était parvenu à sauvegarder auprès des cimenteries, papa fabriquait, à la main, des blocs de béton, des citernes, des tuyaux. Obtenir un quota de ciment n’avait pas été facile, car les cimenteries travaillaient presque exclusivement pour le mur de l’Atlantique, pour l’organisation Thot. Pour ne pas perdre un gramme de ce précieux produit, papa et maman secouaient chaque sac pour récupérer le moindre atome de ciment. En 1960, lors de la toute dernière visite à cette mémorable maison, juste avant sa démolition pour agrandir le canal, il ne restait qu’un seul vestige du vieil atelier, la plaque vibrante qui fonctionnait toujours. Elle servait à vibrer les blocs pour augmenter leur consistance et éliminer les vides.


Pour me taquiner, mon cousin Wilfried m’a déposé dessus et l’a mise en marche. Il n’y avait rien de tel pour faire passer un déjeuner récalcitrant. Lorsque j’en suis descendu, j’étais tassé de 5 cm. Pendant les 4 ans de guerre, papa et maman vécurent dans cette petite demeure pourtant humide et très froide. C’est dans cette petite maison que mes trois sœurs aînées virent le jour. Maman nous affirmait que ce furent les plus belles années de sa vie car ils baignaient dans le bonheur familial. Ce sont donc de vraies flamandes et si un jour la Belgique se coupe en deux, elles pourront toujours réclamer cette nouvelle nationalité ? Je me rappelle avoir visité cette maison avec mon père vers 1955. Papa en était toujours très fier. Chacune des briques qui la composaient, était passée dans ses mains.




Ce bungalow servit d’habitat jusqu’en 1960 à un vieux couple, la famille Kamps, dont le père était le chauffeur de tante Imelda, la terrible lionne des Flandres comme la dénommait d’oncle Adhémar.

La libération de Nevele

En 1941, les Allemands démirent le bourgmestre Lampaert de Nevele, le père de tante Imelda, le beau-père de mon oncle Adhémar. Ils le remplacèrent par un bourgmestre rexiste. En janvier 1943, papa fonda un groupe de résistants à Landeghem et Nevele auquel oncle Adhémar se ralliera un peu plus tard.


Fin juin 44, une grande réunion de résistants eu lieu dans la serre du jardin de tante Imelda à Nevele, rue Cyrile Buysse. Celle-ci ignorait tout des activités de son mari et de son beau-frère. Selon les informations d’une jolie résistante venue spécialement de Gand, il fallait éviter la destruction du pont de Nevele pour permettre aux troupes anglaises de prendre le port d’Anvers le plus rapidement possible. Comme Imelda était très méfiante envers cette femme et n’était pas très chaude pour ce genre d’activité, elle faillit tout faire échouer en voulant chasser tout le monde de sa serre. Il fallut toute la diplomatie et l’autorité d’oncle Adhémar pour calmer et résonner sa femme. Elle s’opposa aussi au parachutage d’armes sur un de ses terrains dans les campagnes de Nevele. L’avance rapide des alliés fit capoter le projet. Les résistants de Landeghem et Nevele durent se contenter de leurs mitraillettes et pistolets.

Pour concrétiser les ordres venus d’en haut, en août 1944, quelques heures avant l’arrivées des anglais, très tôt le matin, papa et son groupe de résistants prirent par la force des armes, le pont de Nevele, occupé par six vieux paletots allemands commandés par un officier, pour éviter qu’il ne saute. Mon cousin Wilfried, alors âgé d’une quinzaine d’années observait la situation d’une des maisons situées juste en face du pont. Il a tout vu. Il m’a décrit ainsi la scène. « En s’approchant du pont, oncle Jean obtient très facilement la reddition des soldats qui déposèrent leurs armes tout contant que la guerre soit finie pour eux mais l’officier qui les commandait, ne l’entendait pas de cette oreille. Il sortit de sa guérite et se précipita vers lui en braquant son pistolet. Il avait bien l’intention de le tuer. Tous les hommes qui accompagnaient ton père s’étaient tous envolés comme des moineaux et s’étaient mis à l’abri dans les maisons, il n’y avait plus personne pour l’aider. A ce moment, par derrière, mon père (oncle Adhémar) franchissant les dix mètres qui séparait la maison du coin de la rue au pont, surgit comme un éclair pour sauver la vie de son frère en empêchant l’officier allemand de faire feu. Il lui colla son pistolet de 9 mm sur la nuque. Tout surpris par cette réaction subite et inattendue, l’officier leva les bras et se rendit. « Tu sais Jean, cela s’est passé très vite, ça n’a tenu qu’à un cheveu. Oncle Jean a eu beaucoup de chance de rester en vie. » Il ajoutait : « tu sais, quand ça tourne mal, tout le monde se gare, ton père a eu vraiment vraiment beaucoup de chance, mais ton père, c’était un peu une tête brûlée qui n’avait peur de rien »







Trois heures plus tard, papa accueillit les anglais et des polonais à l’entrée de Nevele sur la route de Vink où tant de chasseurs ardennais ont donné leur vie pour la patrie. Mon père grimpa dans la chenillette et se rendit directement à la maison communale. Oncle Adhémar qui était parfait bilingue, fut nommé bourgmestre d’office par les forces anglaises en remplacement de son beau-père Lampaert et évinçant ainsi le bourgmestre rexiste imposé par les nazis. Il sera réélu 4 fois de suite et restera le premier citoyen de cette commune jusqu’en 1964 où il fut battu par une coalition CVP et PS. Il en fut profondément meurtri car parmi les vainqueurs se trouvait des fils des anciens collaborateurs. Adhémar est mort en 1970 d’un cancer de la gorge. La commune lui rendit tout de même un très vibrant hommage. Dans son groupe de résistants qui ne l’avaient pas fort défendu, papa avait toutes sortes de Lustucrus, certains très peu recommandables mais papa nous disait toujours que l’on ne faisait pas la guerre qu’avec des gentils. De cette aventure plus que dangereuse, papa a conservé les effets de l’officier allemand, un Luger P08 calibre 9 mm, une paire de jumelle et une boussole. Je sais aussi qu’il détenait une boite de grenades à main mais je n’ai jamais su où il la planquait. Quant au pistolet d’oncle Adhémar qui sauva papa, un jour soir, il faillit tuer sa femme. Un coup est parti en le nettoyant. La balle est passée à quelques centimètres d’Imelda. Il aurait pu finir ses jours en prison pour meurtre. Comme quoi il faut être prudent avec ce genre de joujou. Plus tard, par comble d’ironie de la vie, c’est un des descendants des anciens partis flamingants qui dirigea la commune. Comme quoi, la vie vous réserve parfois quelques retours étonnants. D’ailleurs, en Flandre, le Vlaams Bloc a encore de beaux jours devant lui.

L’exode en Wallonie

Lorsque la grand-mère maternelle (la grande bobonne) de mon père décéda en 1945, sa mère, Louisa Debacker (dite bobonne), hérita de l’argent que sa mère avait capitalisé à la vente d’une partie de ses parts de la carrière de Lessines ainsi que d’un nombre important de biens immobiliers. L’autre partie fut donnée à sa sœur Rachel Debacker (épouse Lepoivre) et à son demi-frère Charles Deltenre. Malheureusement, pendant les cinq années de guerre, cet argent avait beaucoup perdu de sa valeur par la dévaluation. Généreusement, ma grand-mère redistribua son héritage, un plantureux magot, directement à ses six enfants et elle ne garda presque rien pour elle. Papa hérita d’environ 250.000F et des terrains de la maison dynamitée où il avait construit sa petite usine de béton et sa maison.

Papa était francophone de cœur et d’esprit. La vie en Flandre ne l’enchantait pas vraiment. Il était aussi mauvais bilingue, son accent trahissait ses origines. Il n’appréciait pas particulièrement la mentalité flamande et de plus, il avait la nostalgie des carrières. En 1945, papa décida de changer de métier et de racheter une carrière. Il voulait extraire de la pierre et rééditer l’exploit de la carrière Brasse-Deltenre de Lessines qui avait fait les beaux jours de sa famille.

Vers le mois de juin 1945, il lut dans la chronique des travaux qu’un certain Brahy d’Ouffet remettait son exploitation. Il lui écrivit pour obtenir quelques informations sur cette carrière. Après quelques coups de téléphone, papa prit son vélo et traversa la moitié de la Belgique pour venir voir sur place l’état des lieux. Il parcourut ainsi les 160 km sur des routes détruites. A Huy, pour traverser la Meuse, il n’y avait qu’un seul pont métallique à une voie, en treillis articulé, construit par l’armée. J’ai souvent utilisé ce type de pont lorsque nous allions en Flandre et qu’il fallait traverser un canal. Du milieu du pont, on pouvait voir l’eau glauque et noire au travers des joints des poutrelles.

C’est ainsi qu’il jeta son dévolu (tout à fait par hasard) sur la carrière Brahy à Ouffet au lieu-dit de « Temme ». Celui-ci en demandait 750.000F, uniquement pour le fonds de commerce et les machines, les terrains restant la propriété du scieur Brahy. C’était un prix astronomique, une vraie fortune. Comme papa n’avait hérité que de 250.000F, il revendit à oncle Adhémar sa société de Landeghem pour 140.000F. Ce n’était certainement pas encore assez pour racheter la carrière. Pour obtenir les 750.000 F nécessaires et les fonds financiers, ses frères et ses sœurs lui apportèrent l’argent de leur héritage. Ensemble, ils fondèrent « Les carrières et scieries DEPAUW » Papa devint ainsi actionnaire majoritaire pour environ 50%. A titre d’information, les carrières de pierre bleue, dites de petit granit, d’Ouffet, d’Anthismes et de Sprimont étaient très connues pour la qualité de leurs gisements. Le début des exploitations commença vers 1850 à peu près à la même époque que les carrières de Lessines. Cette pierre était surtout utilisée comme pierre de taille pour la construction des ponts, des encadrements des fenêtres et de portes d’entrées des bâtiments privés et publics. Relancer cette carrière après les cinq années d’inactivités dues à la guerre était un défi gigantesque. Papa n’en avait pas suffisamment pris la mesure. A son arrivée en novembre 1945, le trou d’extraction était encombré de dizaines de tonnes de détritus. Les américains y avaient dévidé des milliers de boites de conserves périmées. Il fallut d’abord tout évacuer. Pour l’aider dans sa nouvelle entreprise, papa fit appel à son très ancien ouvrier, Clément Missante sur qui il pouvait compter. Pour le décider à venir, papa lui a simplement envoyé un télégramme en disant : « Clément, j’ai besoin de toi, veux-tu me rejoindre pour exploiter une nouvelle carrière à Ouffet » Le jour-même, Clément lui a renvoyé un télégramme composé de deux mots : « J’arrive » Trois jours plus tard, Clément est descendu à la gare de Hamoir avec tous ses outils d’épinceur et comme personne ne savait qu’il arrivait, il est venu à pied depuis Hamoir avec trente kilos d’outil sur son dos. Ainsi commença la nouvelle aventure des carrières, cette fois-ci dénommée « Carrières et scieries Depauw à Ouffet ».

Dès la mise en route, les difficultés commencèrent. Le premier bloc scié à l’armure à lames au sable tomba en morceaux lors de sa sortie de la machine. Le bloc avait été scié en contre lit. Pour corser le tout, comme les terrains de la carrière étaient restés la propriété de Brahy, (c’était un coup de génie de sa part car il restait le maître du jeu) celui-ci intervenait à tout bout de champ dans l’exploitation du gisement. De guerre lasse, en 1946, papa proposa au Sieur Brahy de racheter les terrains (3,5 hectares). Brahy demandait 500.000 F, ce qui était énorme. Une nouvelle fois, il fallait rassembler des capitaux. Papa étant sans le sou, il fit appel à la famille. Pour aider son frère, oncle Léon, vendit sa maison de Lessines et apporta beaucoup d’argent sur la table. Adhémar, Laure et Maria apportèrent le solde. Finalement papa était devenu minoritaire (environ 35%) et oncle Léon l’actionnaire de référence avec presque 40 % du capital. La carrière à son début fut une mauvaise affaire financière puisqu’elle coûtait plus de 1.250.000 F en capital, ce qui était faramineux. A titre d’exemple, si tout cet argent avait été tout simplement capitalisé, en 50 ans, il aurait valu plus de soixante millions sans rien faire.


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Lorsque la première extraction fut presque épuisée vers 1956, la carrière fut agrandie d’Est en Ouest. Un deuxième blondin fut construit et une nouvelle équipe engagée. Papa et maman introduisirent une demande pour de la main d’œuvre italienne et c’est ainsi qu’en 1956, Laurent et son fils Joseph Avenante arrivèrent en Belgique. Vers 1960, le sciage au sable fut remplacé par une installation automatique qui utilisait des grains de carbone proche du diamant et sensés augmenter la vitesse du sciage. Ce fut un échec et le système rapidement abandonné. Tous les sciages à base de sable de silice ou grains de carbone furent abandonnés pour être remplacés par le sciage au diamant. Comme la mécanisation au diamant prenait le dessus, un hangar d’environ 80 m sur 10 muni de deux ponts roulant de 5 et 1,5 tonnes furent construit par Oscar Legros notre forgeron, suivi plus tard d’un deuxième hangar muni d’un pont de 15 tonnes. Ces hangars rassemblaient tous les moyens de sciage moderne : grand disque de 250 cm, mono-lame, disque de 160 cm, disques de 80 cm et armure à lames diamantées de 20 lames. Les tailleurs de pierre furent hébergés dans des cellules particulières munies de tout l’appareillage nécessaire : électricité, air comprimée, outils diamantés.










La vitesse de sciage fut multipliée par dix si bien que les besoins en pierres extraites durent suivre le même accroissement. La carrière entrait dans l’ère moderne. Cependant, cette mécanisation accélérée nécessitait de gros investissements en matériel neuf, le coût de la main d’œuvre suivait aussi le mouvement. L’exploitation de la carrière fut une perpétuelle course technologique qui engloutissait tous les revenus. Cette concentration de moyens financiers dont on ne disposait pas finit par provoquer des difficultés financières à la fin des années 70 qui s’accentuèrent par l’arrivée brutale de pierres chinoises et irlandaises qui inondèrent le marché. En 2000, il fallut se rendre à l’évidence, l’aire des carrières touchait à sa fin. La région liégeoise a depuis perdu les huit dixièmes de ses ouvriers carriers.

Après la relance de la carrière en 1945, il fallait encore trouver une maison. Dans le village, les Somsé possédaient une grosse bâtisse (je vous en ai déjà parlé précédemment). En novembre 45, papa la loua pour une dizaine d’années. Papa et maman l’achetèrent en 1961 pour environ 450.000 FB. C’est comme cela que nous aboutîmes au 309, rue des Pahys à Ouffet.